À PROPOS DU FILM “DES HOMMES ET DES DIEUX” DE XAVIER BEAUVOIS

Les réflexions de Danièle Masson

Article extrait du quotidien "Présent" n° 7187 du samedi 25 septembre 2010

Vous pourrez aussi lire ou relire les réflexions de Caroline Parmentier sur ce film.


Prix du Festival de Cannes, prix du jury œcuménique, prix de l’Education nationale, salut unanime de la critique, depuis Valeurs actuelles jusqu’aux Inrockuptibles, en passant par Match, Le Pèlerin, Famille chrétienne, Politique magazine, etc. Faut-il se réjouir de ce que Laurent Dandrieu appelle « le grand retour de Dieu » ? ou s’inquiéter de ce concert sans dissonance ?
Le mot « grâce » utilisé par les critiques – « instant de grâce, film touché par la grâce » – avec la légèreté, la gratuité divines qu’il implique, antidotes à la pesanteur d’un monde où tout s’achète, est de bon augure, comme l’éloge que Xavier Beauvois, agnostique, fait du christianisme : « C’est quand même une clé pour comprendre le monde dans lequel on vit. »
Son film est le fruit d’un long travail, d’une plongée réelle dans le monde monastique, séjour d’une semaine dans un monastère cistercien, pour lui et son équipe, apprentissage par un chef de cœur du chant liturgique, ce qui nous vaut un très beau Salve Regina, et les chants français moins convaincants, connaissance des textes de Christian de Chergé, prieur de Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine, souvent repris par son interprète, Lambert Wilson.
Cela donne des acteurs habités par les moines qu’ils incarnent, et, même si le film peine à trouver son rythme, on est sensible à une esthétique où alternent, selon la volonté de l’auteur, les intérieurs filmés en plans fixes – chœur, chapitre, réfectoire – et les scènes d’extérieur, où la caméra bouge, permettant des panoramiques qui viennent en miroir du huis clos du monastère. « Miroir, dit le cinéaste, parce qu’il n’y a pas de rupture entre la vie de la clôture et la vie du village », fêtes villageoises auxquelles se mêlent les moines, marché du bourg voisin où ils vendent le miel de leurs abeilles.
Les paysages – non ceux de l’Algérie qui leur furent interdits – mais ceux de l’Atlas marocain, et le monastère de Tiomliline, abandonné mais auquel ils ont redonné ses couleurs, trouvent leur écho dans la parole du Chergé sur son monastère d’Algérie « qui était comme la fiancée de ses rêves, imparfait mais unique ».
Beauvois a voulu à la fois faire un western fordien – « western-couscous où les Algériens joueraient les Indiens et les moines les cow-boys retranchés dans leur fort », dit-il – et une fresque tragique antique. On y connaît d’avance le dénouement, et l’accélération des événements – égorgement d’ouvriers croates proches du monastère, récits quotidiens d’attentats, barrages, irruption de l’armée – « j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest » – intrusion, une nuit de Noël, d’un groupe de terroristes qui veut emmener Frère Luc pour soigner leurs blessés, vrombissement d’un hélicoptère de l’armée avec lequel rivalisent les chants du chœur, invite pressante à quitter les lieux du wali retors (préfet) – tout conduit inéluctablement à l’enlèvement et à la mort.
« Je pique des idées un peu partout », dit Beauvois et c’est peut-être à ces diversités d’inspirations que l’on doit d’entrer avec peine dans ce monde, tout en étant sensible, chez cet admirateur du Caravage et du Mantégna, à ses jeux de lumière et d’ombre, à sa manière de filmer amoureusement le petit peuple algérien, à sa tendresse pour ces moines, avec un regard mêlé de distance et d’empathie.
Et puis l’épiphanie transfigure le film : après le chapitre où se sont exprimés les doutes des moines, voici la scène, ou plutôt la Cène, ou Frère Luc débouche deux bonnes bouteilles, où sur fond de Lac des Cygnes, la caméra, en très gros plan, passe de l’un à l’autre visage, s’attarde sur eux, et nous les révèle enfin comme ils se révèlent à eux-mêmes : allégresse d’être ensemble, puis gravité et joie intime de ces hommes qui savent qu’« ils n’ont pas attendu de mourir pour mourir » (selon un adage soufi affectionné par le prieur), et que leur fiat sans retour est leur suprême liberté. Cette scène d’intérieur prend tout son sens avec la scène finale, ravisseurs et otages mêlés dans la blancheur mortelle de la neige, qui vont vers leur destin.
Il semble qu’alors les intentions avouées de Beauvois – western ou tragédie grecque, ou la devise, qui selon lui, résume son film : « liberté, égalité, fraternité » –, soient dépassées, et qu’il nous offre à un très grand moment de cinéma chrétien. Et Beauvois renonce à donner un éclairage politique à son film : la mort des moines ne sera pas élucidée : GIA ou généraux corrompus d’Alger, ou les deux, le GIA étant infiltré et manipulé par les services algériens ?
« Je ne crois qu’aux témoins qui se font égorger », disait Pascal. Et c’est sans doute ce qui rend ce drame si poignant. Enlevés à quelques jours des Rameaux, morts aux approches de la Pentecôte, ils savaient qu’ils allaient, comme l’un d’eux, Frère Christophe, le disait : « vers leur pleine vérité pascale ». Ils cherchaient, de façon tâtonnante d’abord, la configuration au Christ. Frère Luc l’avait dit : « Se consacrer à sa tâche comme à une tâche éternelle : faire ce que nous avons à faire dans l’amour, en hommes déjà ressuscités. »
Ils savent que la Résurrection passe par la Croix. Dans les Chroniques de Tibhirine, pour Pâques 1977, Christian de Chergé l’avait écrit dans un très beau texte : « Sur une carte de vœux, un outil touareg. Et cette forme de croix. La croix, un outil ? et comment donc ? Se laisser travailler par cet outil-là n’est pas de tout repos… mais précisément ce n’est qu’un outil ! C’est-à-dire que l’œuvre d’art est ailleurs, dans l’au-delà de l’outil une œuvre rayonnante de l’amour qui l’a taillée. »
Au-delà du film, quand on lit les textes de Christian de Chergé, et surtout son testament spirituel, on se prend à penser qu’il est piégé par l’esprit du temps. Il a péleriné à l’Assekrem et vénère Charles de Foucauld. Et il y a bien similitude de leur mort, et de leur vie d’enfouissement et de contemplation.
De même que Foucauld vit au plus près des populations pour les aider, les conseiller, les moines de l’Atlas dispensent aide matérielle et administrative, et surtout soins gratuits par ce Frère Luc, frère convers et médecin (magistralement incarné par Michael Lonsdale) qui reçoit jusqu’à cent cinquante visites par jour, soigne aussi les terroristes blessés, et donne un visage à la miséricorde de Dieu. C’est aussi pour ces villageois qu’ils restent, et qui leur disent : « L’oiseau sur la branche ? L’oiseau c’est nous, la branche c’est vous. » Frère Charles aussi pratiquait la charité jusqu’à l’héroïsme : « l’aumône, l’hospitalité, le rachat et la libération des esclaves et, bien plus, les offrandes de la divine victime, concilieront les cœurs et ouvriront les voies à la prédication ouverte ».
Car il nomme le but : « la conversion des infidèles », et les moyens : « l’établissement d’excellents chrétiens ». Il ne se fait aucune illusion sur l’islam et sur les musulmans, « ces pauvres frères égarés » et un mois avant sa mort, il écrit à René Bazin une lettre prémonitoire et prophétique : « Si nous n’avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront. Le seul moyen qu’ils deviennent français est qu’ils deviennent chrétiens. »
Rendre français ces peuples n’est plus de saison, mais Foucauld, à sa manière, était missionnaire. Chergé ne l’est pas, et souhaite qu’on « exorcise au mieux les relents du prosélytisme, et cette idée fixe qui tend à réduire la conversion au passage d’une religion à l’autre ».
Il offre aux villageois une salle du monastère pour qu’elle serve de mosquée. Il écrit : « ainsi clocher et muezzin se correspondent ou se succèdent à l’intérieur du même enclos ; il est difficile de ne pas accueillir l’appel à la prière, d’où qu’il vienne ». Ce « d’où qu’il vienne » donne l’impression d’une équivalence des prières et des religions, confirmée par le commentaire que fait le Prieur du rendez-vous d’Assise, en 1986. Il rappelle que la rencontre eut lieu un lundi, et que la veille, le dimanche, l’évangile était celui du pharisien et du publicain. Alors, commente-t-il, la question d’« être ensemble pour prier » ou de « prier ensemble », ne se posait plus : « nous étions un seul peuple prosterné dans l’attitude du publicain ». A la foi comme adhésion à la vérité révélée, suspectée de pharisaïsme, se substitue une conviction mouvante, fondue dans les autres convictions d’hommes également anéantis devant Dieu. Dans un curieux commentaire d’Evangile, Christian de Chergé écrit : « Il n’est pas dit que la Cananéenne soit devenue chrétienne, ni la Syro-phénicienne, ni la Samaritaine, ni le Gérasénien ». Et il prête au Christ une pensée qui ne pouvait être la sienne : « Jésus admire cette foi venue d’ailleurs. »
Cette admiration qui n’est pas celle du Christ, mais celle de Christian, explique un aspect paradoxal de sa pensée, le refus du martyre. Non pas le refus de la mort, mais le refus du martyre qui impliquerait des bourreaux musulmans : « C’est trop cher payer, écrit-il dans son Testament, ce qu’on appellera peut-être “la grâce du martyre”, que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam ».
Christian appelle l’armée « les frères de la plaine » et le GIA « les frères de la montagne ». A l’avance, il s’adresse au terroriste qui viendra le capturer. « Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Et qu’il me soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Inch’Allah ! »
Adresse émouvante, à laquelle je préfère pourtant le testament de Frère Christophe : « Les mots des psaumes résistent, font corps avec la situation de violence, d’angoisse, de mensonge et d’injustice. Oui, il y a des ennemis. On ne peut pas nous contraindre à dire trop vite qu’on les aime sans faire injure à la mémoire des victimes dont chaque jour accroît le nombre. » On n’a rien à pardonner à l’ami ; il faut pardonner à l’ennemi, mais en l’identifiant comme tel. Et pardonner à l’ennemi n’implique pas d’exonérer le système politico-religieux auquel il adhère.
La charité de Foucauld n’empêchait pas une redoutable lucidité. Chergé au contraire, et Lambert Wilson reprend ses paroles, exonère l’islam : « Je sais les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme… l’islam pour moi c’est autre chose, c’est un corps et une âme. »
L’islamisme est pourtant l’application stricte de l’islam. Les ravisseurs du GIA, observants fidèles, ont longuement, dans leur communiqué au gouvernement français, cité le Coran : « Dieu dit combattez ceux qui, parmi les scripturaires, ne croient pas en Dieu et à la vraie religion jusqu’à ce qu’ils paient le tribut tout en étant humiliés. Il dit aussi : combattre tous les polythéistes comme ils vous combattent tous, et sachez que Dieu est avec ceux qui le craignent. » Aussi devaient-ils se sentir investis d’une mission par Allah.
On peut se réjouir que dans ce monde si sourd à Dieu et si hostile à son Eglise, ce film en forme d’hommage posthume aux martyrs de Tibhirine puisse être évangélisateur. On peut aussi craindre que les spectateurs se laissent séduire, face à un islam conquérant, par l’irénisme, plus confortable que le choc des civilisations. Et l’on songe à quelque dhimmitude assumée lorsque l’on voit les moines s’associer à la prière de l’imam qui psalmodie : « Tu es notre maître, accorde-nous la victoire sur les peuples infidèles. »
La pensée parfois fausse de Christian de Chergé n’enlève rien à l’héroïcité de ses vertus ; mais elle ne doit pas non plus voler, à Dieu et à l’Eglise, ses martyrs ; elle ne doit pas, comme le dit le Frère Christophe, « faire injure à la mémoire des victimes ». Celles de Tibhirine : et aujourd’hui à la mémoire des chrétiens d’Orient victimes du fanatisme musulman, qui meurent dans l’indifférence quasi générale.

Danièle Masson