La malsaine laïcité de l'Église - Réflexion sur le propos du Cardinal Ricard

par Rémi Fontaine

L’autre glissement


Le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, a prononcé jeudi dernier une conférence intéressante (lisible sur zénit.org), intitulée « Laïcité de l’Etat, laïcité de la société ? », au Centre Saint-Louis de Rome. Extrait :
« Ce qui me frappe (...) c’est le glissement qui s’opère depuis une dizaine d’années, au moins dans certains secteurs de l’opinion, d’une laïcité de l’Etat à une laïcité de la société. Je dis tout de suite ma propre position et ce sera le contenu de mon intervention : ce glissement me paraît indu. C’est l’Etat qui est laïc, ce n’est pas la société. Celle-ci est plurielle. »
Il a évidemment raison. Mais il oublie un autre glissement conjoint dans ce phénomène de sécularisation qu’il décrit plutôt bien, avec une série de bonnes citations à l’appui. Ce qui nous frappe, nous, c’est le glissement qui s’est opéré, depuis plus longtemps encore, via notamment « l’esprit » du Concile et de sa liberté religieuse, de la légitime et saine laïcité de l’Etat (Pie XII) à une malsaine et illégitime laïcité de l’Eglise. Par une subtile inversion architectonique en forme de révolution copernicienne, le « Rendez à Dieu… » s’est vu peu à peu subordonné au « Rendez à César… ». Benoît XVI a lui-même parlé de la « sécularisation des prêtres » et de la « cléricalisation des laïcs », déplorant une « autosécularisation de nombreuses communautés de l’Eglise… au cours des décennies qui ont suivi le concile Vatican II ». Nous avons analysé ce déplacement topique et sémantique dans La laïcité dans tous ses débats (éditions de Paris, 2004).
« Nous voyons ce courant laïciste (transférant la laïcité de l’Etat à la société) s’exprimer dans un certain nombre de réactions (hostiles) vis-à-vis de prises de position publiques des responsables de l’Eglise, en particulier dans les domaines qui touchent la vie sociale et politique », poursuit le Cardinal en développant un plaidoyer insuffisant de la laïcité positive.
Mais nous observons que si l’Eglise qui est en France intervient bien dans ces domaines, ce n’est pas toujours, d’une part, sous les huées de ce « courant laïciste » (1). D’autre part, même quand elle dépasse de simples considérations prudentielles (discutables) pour rappeler justement la loi (morale) naturelle, c’est le plus souvent en occultant le nom de Dieu et le mandat surnaturel ou le pouvoir spirituel qu’elle a reçu de son Fils Jésus-Christ. Tolérée et s’acceptant elle-même comme Eglise par omission, elle s’attribue ainsi dans la société actuelle – par un reliquat de cléricalisme en creux – un rôle séculier ou un pouvoir temporel qui devrait normalement revenir au laïcat chrétien s’il était organisé. Cela pourrait certes relever d’un certain principe de suppléance, comme l’histoire en a connu.
Mais il y a plus encore : c’est l’épiscopat lui-même qui, souvent aussi, s’est fait le complice et le héraut de cette laïcité de la société en déconfessionnalisant jusqu’à sa propre école et son propre scoutisme catholiques, devenus comme neutres, « incompétents » en matière religieuse ! Ce sont des évêques qui anathématisent encore les militants du temporel chrétien qui veulent réagir, en tant que chrétiens, contre cette aliénation relativiste et contre la culture de mort en général. Les exemples du cardinal Ricard pour étayer sa thèse en faveur de la laïcité de l’Etat et contre la laïcité de la société sont particulièrement mal venus, parce qu’ils sont révélateurs de cas où des évêques eux-mêmes sont intervenus en alliés objectifs de la sécularisation :
« Il en va de même des manifestations publiques organisées par des catholiques, en particulier des marches pour la défense de la vie. Si ces manifestations sont pacifiques et ne troublent pas l’ordre public, pourquoi certains groupes voudraient-ils les faire interdire ou les empêcher de se dérouler normalement ? L’expression dans l’espace public serait-elle sélective : pourquoi applaudir une Gay Pride et combattre un autre type de manifestation ? Le religieux ou l’ecclésial ne pourraient-ils plus avoir une expression publique ? Nous sommes là devant une conception indue de la laïcité. (...) Nous voyons aussi s’exprimer des propositions visant à modifier le calendrier des fêtes chômées. »
Nous avons connu en effet des évêques, non pas rares et non des moindres, dénoncer carrément des actions ou des marches catholiques et pacifiques pour la vie et la famille, là où ils encourageaient des marches pour les « sans-papiers », et y participaient ! Nous en avons vu d’autres proposer sinon comprendre et accepter laïcistement la mutilation du calendrier chrétien ! etc. (cf. Le Livre noir – et blanc – des évêques de France, chez Renaissance catholique).
Cela commence à changer ? Sans doute ! Mais il aurait été plus objectif de reconnaître cet autre glissement indéniable du clergé pour mieux s’en repentir et comprendre le mécanisme totalitaire de cette laïcisation progressive de la société, faute d’un pouvoir spirituel digne de ce nom et d’une juste laïcité de l’Etat (conforme à ce qu’enseignait Pie XII). Une certaine trahison des clercs a favorisé ce déplacement subversif de concepts, la laïcité de l’Etat s’arrogeant idéologiquement le pouvoir spirituel — « Rendez à César ce qui est à César et tout est à César » (Clemenceau) – au point de s’ingérer aujourd’hui jusque dans le sanctuaire familial. Avec la théorie du genre et son « mariage » homosexuel, c’est non seulement à l’école mais dans les familles elles-mêmes qu’on veut aller maintenant cultiver par la contrainte cette prétendue immunité de contrainte ou fausse liberté religieuse et morale, comme dans les pires pays totalitaires. Cette dictature du relativisme entend en effet imposer religieusement son laïcisme dans toutes les communautés et les sphères temporelles de la vie sociale, comme l’a bien compris (mais un peu tard !) Mgr Ricard contre Peillon et Cie…

(1) Ses déclarations sur l’immigration et les Roms par exemple ne connaissent pas la même opposition que celles sur le « mariage » homosexuel.

REMI FONTAINE

Article extrait du n° 7699 du quotidien "Présent" du mercredi 3 octobre 2012