Hommage à Frédéric Mistral par Jacques Trémolet de Villers

Mistral, ou l'anti-Marx

2014.04.11_Frederic_Mistral_1.jpgHier, 25 mars, nous fêtions l’Annonciation. Cette année, c’est aussi le centenaire de la mort de Frédéric Mistral (voir Présent de samedi). Ce poète, qui est probablement le plus grand poète catholique de l’histoire de France, a vécu sous le signe marial. Né un 8 septembre, jour de la Nativité de la Vierge, il est mort le jour où l’Ange la visita. Sa longue vie se déroula, quasiment tout entière, à Maillane, du jour de sa naissance au jour de sa mort. Le Prix Nobel de poésie lui fut adressé chez lui et lorsque le président de la République voulut le rencontrer, il se déplaça à Maillane.

Cette stabilité jointe à sa décision d’écrire toutes ses œuvres dans la langue de son pays – « Cette langue méprisée », comme le dit la première strophe du chant de Mireille – est une grande leçon à l’ouverture d’une époque caractérisée par l’effrayant déplacement massif des populations.

« Le besoin d’enracinement », disait Simone Weil, est peut-être le plus fort et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est, en tout cas, en nos temps de déportations et d’immigrations, l’un des traits les plus criants de l’angoisse moderne. Mistral disait lui-même que les poètes étaient des prophètes. Il a rempli ce rôle comme il faisait tout, avec une majestueuse et harmonieuse simplicité.

Comme les vrais prophètes, il s’inscrit totalement à contre-courant des dérives massives de la société dans laquelle il vit, en le sachant parfaitement, ce qui n’altère en rien sa sérénité. La scène est célèbre qui le montre entouré des premiers félibres, dans la propriété de son ami Félix Gras à Châteauneuf-de-Gadagne, entendant quelques amis lui démontrer avec un grand luxe de preuves que sa tentative de restauration de la langue d’Oc et de la culture provençale était vouée à l’échec, devant le torrent de l’évidence. Et Mistral, à demi-allongé, se relevant doucement en disant : « Et s’il ne me plaît pas, à moi, que les choses se passent ainsi… »

Il ne semble pas que Mistral ait douté, un seul instant, de la décision qu’il prit un jour, le pied sur les marches du mas paternel, la tête levée vers les Alpilles, en lui-même et de lui-même, de relever la langue provençale de la boue dans laquelle elle était tombée… et il le fit.

La langue d’Oc n’est pas redevenue un parler courant et familier. Mais tel n’était pas son but. Au moment où Mistral entame son œuvre, elle est précisément le patois des ouvriers agricoles, des portefaix et du petit peuple. Les messieurs et les dames de la bourgeoisie l’ont délaissée… Mistral va au-delà. Comme Dante avait, en son temps, transformé le parler toscan en une langue de haute poésie, par le chef-d’œuvre de La Divine Comédie, il lui donna des lettres de noblesse que, même au temps de son rayonnement le plus éclatant – au temps de Dante précisément – elle n’avait jamais eues. « On dira Mistral comme on disait Homère » écrit Lamartine, et cela suffit pour l’éternité. Le reste est affaire de circonstances ou d’événements. « L’écume », disait Paul Valéry.

Mais Mistral n’est pas que le père d’une langue qu’il ressuscite. Mireille est un chant à l’amour. L’amour de deux jeunes gens. L’amour de la Provence. L’amour de l’Eglise, l’amour de Dieu. L’harmonie du naturel et du surnaturel avec, dans le naturel, la place utile et nécessaire du paganisme jamais mort, cette chaîne des vérités de l’ordre humain aboutissant au mystère divin est le modèle vivant de l’ordre catholique.

J’ai enseigné longtemps, dans les sessions d’ICTUS, que Mistral était l’anti-Marx. Face au rat de bibliothèque, il est l’homme de la lumière, de la terre et du soleil. Face au professeur de dialectique, il est le chant de l’amour. Face au déraciné errant, il est l’homme de la patrie. Face au matérialiste, il est l’homme du divin. Marx a régné, pour le malheur de l’humanité, pendant plus d’un siècle, avant que les constructions monstrueuses nées de son imagination s’écroulent dans la misère et dans le sang. Le temps de Mistral, qui est aussi celui de la véritable écologie, l’écologie humaine, celle de l’homme roi et serviteur de la création, s’ouvre.

Pour retrouver un ordre humain véritable à notre monde déboussolé, empruntons les chemins que son génie poétique a, en méditant sur son exemple. C’est une chance, car si Marx était terriblement ennuyeux – qui peut dire qu’il est allé, allègrement, au bout de la lecture du Capital ? – Mistral sème la joie et l’émotion.

Il enseigne aussi l’espérance,

Car lis oundado seculàri
E si tempèsto e sis esglàri
An bèu mescla li pople, escafa li coufin,
La terro maire, la Naturo,
Nourris toujour sa pourtaduro
Dóu meme la : sa pousso duro
Toujour à l’óulivié dounara l’òli fin.

C’est-à-dire :

Car les houles des siècles
Et leurs tempêtes et les horreurs
En vain mêlent les peuples, effacent les frontières
La terre maternelle, la Nature
Nourrit toujours ses fils
Du même lait : sa dure mamelle
Toujours à l’olivier donnera l’huile fine.

Jacques Trémolet de Villers Article extrait de "Présent" n°8071