Doit-on donner du sens à notre vie ou chercher la vérité ?

Un article de Thibaud Collin dans "l'Homme Nouveau" (n° 1627 du 3 décembre 2016).
Ne nous laissons pas pièger par le vocabulaire de la post-modernité : si nous nous plions à ses expressions nous accepterons son tour d'esprit.

20161203Homme_Nouveaup24ThibaudCollin.jpgUn article de Thibaud Collin dans "l'Homme Nouveau" (n° 1627 du 3 décembre 2016)

Pour télécharger l'article au format pdf cliquer sur l'image.

C’est devenu un des réflexes de notre époque : il faut donner ou trouver du sens à tout ce que nous faisons ou entrevoyons. Un sens à la vie, à la politique, comme aux choix pédagogiques ou aux loisirs. Mais derrière cette évidence se profile en arrière-plan le relativisme qui évacue la vérité au profit de préférences individualistes, ancrant davantage encore le règne de la modernité.

La postmodernité est un terme utilisé pour désigner notre temps et le distinguer de la modernité. Comme le préfixe post l’indique, elle la suit et en dépend ; elle est ce moment de crise de la modernité, crise engendrée par sa radicalisation et son déploiement. Or l’une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque est l’altération du goût de la vérité. La prétention à tenir un discours vrai apparaît comme profondément choquante à beaucoup de nos contemporains. Dans un tel contexte, la question de la vérité a tendance à être remplacée par la question du sens. La « quête de sens », voilà le nouveau paradigme qui, au contraire de la recherche de la vérité, reste consensuel. En effet, cette quête se déploie dans un contexte individualiste et pluraliste. Chacun a à donner un sens à sa vie, à son travail, à tel ou tel évènement, etc. Et cette quête est facilitée par un « marché du sens » sur lequel divers « entrepreneurs du sens » aux frontières du religieux, de la psychologie, du développement personnel, etc. offrent des « matériaux de sens ».

Dans le champ ecclésial, la sémantique du sens connaît également un vif succès. Ainsi par exemple lit-on dans le dernier texte du Conseil permanent de la conférence des évêques de France intitulé Dans un monde qui change retrouver le sens du politique : « Notre société française connaît une grave crise de sens. Or le politique ne peut échapper à cette question du sens, et doit se situer à ce niveau. Non pas, évidemment, pour dire à chacun ce qu’il faut penser et croire, mais pour se situer sur un horizon de sens, pour veiller aux conditions d’une négociation toujours à refaire de ce qui fait tenir ensemble un pays, et permettre que nul ne soit écarté, rejeté de ce débat-là pour une raison ou pour une autre ». Nous pourrions citer de nombreux textes issus de divers bureaux cléricaux ou d’instances de l’enseignement catholique dans lesquels la rhétorique du sens est omniprésente. Que signifie le mot « sens » et quels sont les présupposés de son usage actuel ? Sens désigne soit la signification, soit la direction vers un but. Signification d’un mot mais aussi d’un geste, d’une attitude. Ce qui a un sens est donc un signe. Parfois le signe possède un sens évident, parfois non, et il s’agit alors de le chercher en procédant à un travail d’interprétation. Ainsi le sens d’un rêve. Ou d’un geste qui peut recevoir plusieurs sens concurrents et que l’interprète va devoir remettre dans son contexte. On voit ici que la recherche de sens a pour critère essentiel la cohérence. Un insensé a des paroles ou une conduite déconnectées de la situation et du monde dans lequel il vit. Le sens est ainsi objet de l’intelligence mais ne concerne pas la vérité comme telle. Quand un ethnologue cherche à saisir le sens d’une pratique culturelle il ne cherche pas à savoir si elle est vraie ou pas. Il veut simplement montrer que contrairement à ce que peut croire quelqu’un qui ne connaît pas cette culture cette pratique n’est pas absurde. Ainsi Max Weber considère que le sociologue a à comprendre le sens des pratiques sociales en les rapportant au système de valeurs animant ceux qui les suivent. En revanche par souci d’objectivité scientifique il se refuse à poser lui-même un jugement de valeur sur ce système de valeurs. La vérité que cherche le sociologue ou l’ethnologue porte donc exclusivement sur le rapport qu’il établit entre telle pratique et tel système de valeurs lui donnant un sens. Il ne s’agit pas de juger ce système de valeurs car celui-ci est toujours l’objet d’un choix qui ne peut être justifié qu’en référence à une autre valeur. Ne pouvant pas remonter à l’infini, le choix d’un système de valeurs ne peut donc jamais être justifié objectivement par la raison. Celle-ci est donc perçue comme n’étant pas apte à déterminer la vérité sur le bien moral. Ce présupposé irrationaliste est l’arrière-plan du relativisme culturel omniprésent aujourd’hui dans nos sociétés. Nous avons par-là commencé à aborder la deuxième acception du mot sens, à savoir la direction vers un but : le sens de la marche ou le sens du courant. Un acte devient souvent compréhensible lorsqu’on saisit la finalité vers laquelle il est orienté. Tant qu’un policier n’a pas saisi le mobile d’un crime son enquête patine. Mais là encore, le sens d’un acte dirigé vers telle fin ne dit rien de sa bonté et peut être utilisé de manière neutre et procédurale.

La rhétorique du « sens de la vie », et de la « quête de sens », ou encore de « l’horizon de sens », manifeste un esprit ayant intériorisé le « pluralisme de droit ». Cette dernière expression désigne le régime mental dans lequel toute croyance ou conviction doit reconnaître comme légitimes toutes les autres ; hormis celle qui refuse cette pluralité et qui est alors qualifiée d’intolérance. La prétention à la vérité d’une croyance paraît en effet intolérable car elle implique de juger simultanément les autres comme fausses. L’interdit de juger étant très puissant aujourd’hui, le verbe « croire » qui a pour définition première « tenir pour vrai » se modifie pour désigner « le fait de donner du sens ». Il est bien évident qu’un sens peut coexister avec d’autres sens perçus comme légitimes. Entre « gens bien élevés », le sens apparaît comme plus respectueux d’autrui que la vérité, toujours soupçonnée d’agresser l’autre et de le provoquer au combat. Ce qui disparaît alors est la possibilité de fonder une vie commune sur un principe partagé car objectif. D’où le succès de l’approche procédurale des problèmes, approche dont le dernier texte des évêques est une belle illustration. Le Christ n’est pas venu pour donner un sens à ma vie, car le sens je peux le trouver en lisant le petit livre rouge de Mao ou en lisant les textes de la tradition taoïste. Le Christ est la Vérité qui est venue libérer les hommes du péché et de l’erreur. Certes, c’est moins consensuel ; il y a même des chrétiens qui sont morts pour affirmer que c’était vrai et refuser d’adhérer aux faux dieux, fussent des valeurs donnant du sens à la vie.

THIBAUD COLLIN