Les chocolats de Noël

Ce jour-là, le curé des Trois-Fontaines achevait la grand-messe de Noël. Il était bien vieux, monsieur le curé, bien voûté, bien fatigué. Depuis longtemps il aurait dû prendre sa retraite, mais comme il n'y avait personne pour le remplacer, il continuait à célébrer les offices, de sa vieille voix, à baptiser les nouveau-nés, à faire le catéchisme aux petits garçons et aux petites filles …
Cependant, ce matin de Noël, il se sentait plus las que d'habitude. Il s'était couché tard à cause de la messe de minuit, levé tôt pour celle du matin et surtout, il avait le coeur très lourd … Ses paroissiens, maintenant, se pressaient vers la sortie. Il les imaginait, rentrant joyeusement chez eux où les attendait le repas de Noël en famille : la dinde dorée, la bûche fourrée de crème … Non qu'il fût gourmand, mais il songeait que tout à l'heure il se retrouverait seul et triste dans son presbytère glacé, devant son pain boulot et sa carafe d'eau.
A cela se bornait peu à peu son régime depuis des années. A la saison, s'y ajoutaient quelques fruits de son jardin et, de temps en temps, un oeuf de sa poule noire. Mais c'était l'hiver ; il n'y aurait ni fruits, ni oeufs, rien qu'un morceau de pain rassis et un peu d'eau de la fontaine. Au vrai, ce n'était pas cela surtout qui le chagrinait. Il était habitué à ces repas et n'y pensait guère. Mais, que le jour de Noël, il n'y eu personne dans toute la paroisse pour songer à
lui apporter un morceau de pâté ou de galette, voilà qui faisait se serrer son vieux coeur.
Certes, ses paroissiens n'étaient pas de mauvaises gens, ils n'y pensaient pas, voilà tout. Ils avaient leurs travaux, leurs soucis… Tant que la vieille Mme Marnier avait vécu, il était assuré d'avoir une petite douceur; autrefois même, la famille Leblanc l'invitait… Mais Mme Marnier reposait depuis longtemps dans le petit cimetière, et la famille Leblanc avait quitté le pays. Aussi, il avait de la peine à se réjouir en ce jour de Noël, car il voyait bien qu'aux Trois-
Fontaines, on ne se souciait guère du vieux curé.
Il faut maintenant que je vous parle d'un petit garçon. C'était un Jacquot bouclé de cinq ans, haut comme trois pommes, et que ses parents avaient emmené à la messe pour la première fois. Grimpé sur son prie-Dieu, il ouvrait de grands yeux étonnés. Bien sûr, il ne comprenait pas trop ce qui se passait. "On priait le petit Jésus", lui avait-on dit. Mais notre Jacquot se trouvait fasciné par toutes ces lumières, toutes ces fleurs, toutes ces dorures qui resplendissaient dans le choeur, sur l'autel, sur les ornements du prêtre, scintillant magnifiquement à chacun de ses mouvements.
- Il doit être bien riche, monsieur le curé ? demanda-t-il à sa Maman en sortant de l'église.
- Riche ? Gros bêta! C'est probablement l'homme le plus pauvre de la paroisse. Son peu d'argent passe à payer le maçon ou le couvreur pour les réparations de l'église…
- On dit qu'il ne mange que du pain rassis trempé dans de l'eau, ajouta Tante Marthe
- Oui, dit Maman gênée, j'aurais dû lui envoyer quelque chose pour son Noël… Mais j'ai tant à faire ! Ce sera pour l'année prochaine.
Le petit Jacquot, lui, pensait que monsieur le curé était bien âgé, que l'année prochaine était bien loin… Il se sentait tout remué en rentrant chez lui, tandis qu'il se remémorait le regard un peu triste du vieux prêtre…
- "Maman n'a pas le temps, elle prépare le déjeuner, mais moi …" Qu'est-ce qu'on peut bien mettre dans le soulier d'un vieux monsieur qui a de si beaux
habits et qui fait de mauvais repas ?… Jacquot passait en revue ses trésors : un petit train mécanique tout neuf ? Non, sûrement pas. Un ballon ? Non plus. Des biscuits, des cacahuètes? Ce ne sont pas là des cadeaux… Son regard tomba sur un gros sac de cellophane brillant, rempli de bonbons en chocolat.
Voilà ! C'était justement ce qu'il fallait. Jacquot les connaissait bien, ces chocolats ! Il les avait spécialement demandés au petit Jésus : de gros chocolats fourrés avec toutes sortes de bonnes choses, de la crème, du nougat, des fruits confits… Il poussa un petit soupir, mais sa décision
était prise : l'église se trouvait à deux pas, tout en face de la maison, il avait encore son manteau sur le dos … A la cuisine, Maman et Tante Marthe s'affairaient, Papa était à la cave ; si bien que personne ne fit attention à ce petit bout d'homme qui traversait le couloir en trottinant, serrant
contre son coeur un mystérieux paquet.
Quand Jacquot poussa la lourde porte, monsieur le curé était encore à l'église. Il retardait le plus possible le moment de la quitter ; ici, au moins, il se sentait bien, près du Bon Dieu. Il allait et venait, mettant un peu d'ordre, enlevant la poussière, arrangeant les fleurs… Tout d'un coup, il pensa qu'il devait renouveler la réserve d'hosties pour la messe du lendemain; il ouvrit donc avec respect le tabernacle, sortit le saint ciboire et s'en fut à la sacristie.
C'est à ce moment-là que notre Jacquot pénétra dans l'église. Il courut, courut, courut vers le choeur, vers l'autel, puis s'arrêta, embarrassé : où donc étaient les souliers de monsieur le curé ? Il regardait à droite, à gauche… Soudain il aperçut, là devant lui, la nappe blanche de l'autel, le
tabernacle ouvert, le saint ciboire étincelant… Qu'il était sot ! Quelqu'un qui porte de si beaux vêtements, qui parle au Bon Dieu et à
l'Enfant Jésus, cela ne reçoit pas les cadeaux dans ses souliers comme un petit garçon !… Jacquot n'eut aucun doute. Prestement il monta les marches de l'autel et, tirant sur ses petits bras, éleva le sac de cellophane et le renversa d'un coup… Puis il s'en retourna vite, vite, car il entendait venir… Vite, vite, il se cacha comme il put derrière l'harmonium et regarda monsieur le curé s'approcher, lui qui allait être si content !… Lorsque le vieux prêtre fut entré, portant contre lui la boîte ronde, et qu'il aperçut l'autel, il s'arrêta, figé de stupéfaction : là, sur l'autel consacré, au pied du saint ciboire, jusque dans le
tabernacle, éparpillées en petits tas sur la nappe blanche, des boules enveloppées de papier brillant, rouges, vertes, bleues, dorées, avaient roulé un peu partout… Il sentit monter en lui une sainte colère. Qui donc avait osé ? Quel était le misérable, l'impie, le sacrilège qui n'avait pas craint de tourner en dérision la Présence du Seigneur, de profaner Son autel?… Ah! C'en était trop pour ses vieilles années ! Il aurait tout supporté, mais cela !… Il se retourna plein d'indignation. Là, du côté de l'harmonium, il avait entendu quelqu'un bouger. Quelqu'un ? Certainement l'abominable auteur de ce forfait…
Mais quand il s'approcha, du côté de l'harmonium, il ne distingua qu'une petite tête bouclée, pas plus haute qu'un prie-Dieu, deux grands yeux noirs un peu inquiets qui leregardaient et semblaient dire :
- N'est-ce pas que vous êtes content, monsieur le curé?
Alors, le vieil homme sentit toute sa colère tomber tout d'un coup. Il pensa à ce qu'il yavait dans le coeur de ce petit garçon, il lut toute la tendresse de ces grands yeux qui disaientencore :
- Monsieur le curé, vous êtes vieux et pauvre. Vous n'avez personne pour penser à vous. Alors,s'il vous plaît, acceptez ce que j'ai de plus précieux : ces chocolats fourrés, si bons, pourmanger avec votre pain…
Et le curé des Trois-Fontaines sourit. Il pensa que, là-haut, Jésus souriait aussi dans sonParadis. Bien sûr, ce petit enfant ne savait pas. Comment aurait-il pu savoir? Bien sûr, il n'avait pas offensé Dieu. Comment aurait-il pu L'offenser ? Le vieillard sentit son coeur se remplir d'une joie nouvelle. Il se pencha sur le petit garçon, embrassa les boucles brunes :
- Merci, mon petit. Je te remercie…
Il ne pouvait rien dire de plus, mais cela suffisait bien à Jacquot. Lui aussi souriait. Lui aussi sentait quelque chose de tout drôle lui monter dans le coeur, et dans la gorge, et dans les yeux. Il entendit la vieille voix, un peu enrouée lui dire :
- Mets-toi à genoux, mon petit! Je vais te donner ma bénédiction.
Alors, lentement, dans l'église silencieuse, pensant à Jésus qui souriait, là-haut dans son Paradis, le vieux prêtre traça dans l'air le signe de la Croix, priant Dieu de bénir ce petit garçon de cinq ans. En fin de compte, savez-vous quels furent les deux paroissiens des Trois-Fontaines qui firent cette année-là le meilleur repas de Noël ? Ce fut d'abord un vieux curé qui mangeait des chocolats fourrés avec son pain boulot ; et puis, dans une maison, de l'autre côté de la place, un petit Jacquot rêveur qui laissait refroidir son morceau de dinde et à qui sa Maman disait :
- Eh bien, Jacquot ? A quoi penses-tu ?