Nul n’est spectateur de la Passion du Christ

Il semble déjà bien loin, le dimanche de Laetare, le temps insouciant où l’Eglise se réjouissait de se savoir aimée de Dieu. Tout à coup, tout s’accélère. Nous sommes entrés dans le temps de la Passion où tout va se jouer. La tension monte, le drame se tisse, conduisant inexorablement Jésus vers le dénouement : L’heure de Jésus approche, l’heure du grand combat, l’heure de la mort, l’heure de la croix.

Nous allons revivre cette semaine les dernières heures du drame de Jésus. Et ce drame va, je l’espère, nous émouvoir. Nous nous sommes réjouis à l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem lors du dimanche des Rameaux. Nous allons nous inquiéter de le voir si troublé, le soir du Jésus saint. Nous allons nous scandaliser de la trahison de Judas, trembler devant la violence des soldats, condamner le reniement de Pierre (moi si j’avais été là, cela ne se serait pas passé comme cela, se dit le chrétien de toute les époques, à la lecture du triple reniement). Nous allons peut-être même pleurer, à l’évocation des souffrances du Christ, de cette injustice flagrante qu’il subit… Nous allons fermer yeux devant la violence de la flagellation, écouter avec dévotion ses sept paroles du Christ en croix, pleurer sa mort, croire que tout est fini ; mais non, voilà qu’il ressuscite, la joie revient et Pâques est là, le Seigneur est vivant et il ne meurt plus, Alléluia. Que de passions, que de sentiments ! Oui, notre âme va être bien éprouvée ; tristesse, angoisse, douleur, joie rayonnante, et je l’espère, amour… « ayez en vous les sentiments du Christ Jésus. »

Ces sentiments sont bons, et chaque année, avouons-le, cela fonctionne : la beauté de la liturgie est là pour nous aider. Seulement le grand danger, chers amis, c’est de vivre le Temps de la Passion comme de simples spectateurs allant voir un film ; un beau film, certes, un film « basé sur des faits réels », certes, puisqu’il s’agit d’une histoire vraie (voilà de quoi renforcer l’impact dramatique)… Mais si nous assistons à la Semaine Sainte comme de simples spectateurs, alors nous raterons l’intrigue principale. Nous serons émus, certes ! Mais pas plus que lorsque l’on regarde un film émouvant, qui fait rire ou pleurer. Si c’est ainsi, mieux vaut aller voir directement le film de Mel Gibson, « La Passion du Christ » : vous éprouverez les mêmes sentiments, vous serez bouleversés jusqu’au fond de votre âme, et cela ne dure que deux heures : gain de temps appréciable, comparé à la longueur des Saints Offices…

Pour vivre le temps de la Passion, une seule voie : il faut, comme disent les cinéastes, que le 4ème mur soit brisé : il faut passer de l’autre côté de l’écran. Nous ne sommes pas spectateurs, extérieurs à la Rédemption : nous sommes, réellement, les acteurs de la Passion du Christ. On dit que Mel Gibson, quand il a fait son film, a joué un rôle : celui d’un soldat romain indiquant l’endroit où planter le clou, sur la Croix. Il y a là une idée profonde : je suis l’acteur principal du drame qui se déroule. C’est mon péché qui a crucifié Jésus. Il faut que cette vérité pénètre en nous, au plus profond, sinon nous passons à côté du Mystère d’Amour. Dans une époque qui aime tellement la repentance, il est bien étrange que celle-ci soit la seule dont on ne parle pas. C’est moi, c’est vous, c’est nous qui avons crucifié Jésus. Quand nous lirons ces récits célèbres, nous pourrons nous dire en toute vérité : je suis le pharisien qui condamne Jésus, lorsque je le chasse de mon cœur par le péché mortel. Je suis les apôtres qui fuient, lorsque je refuse l’épreuve,  que je fuis l’engagement, que je blesse la fidélité. Je suis Judas, que Jésus appelle « mon Ami », lorsqu’après avoir reçu la grâce qui fait de moi l’Ami de Dieu, je réduis tout cela à néant, me repliant sur l’amour égoïste ; je suis St Pierre, quand je refuse de témoigner de ma foi ; je suis le soldat romain qui flagelle, par mes péchés de chair, mon impureté, ma paresse ; je suis le soldat romain qui couronne d’épines, par mon orgueil, mon refus de m’incliner devant Dieu, je suis la foule hargneuse par mes moqueries sur la Foi, je suis le marteau qui frappe par mon indifférence, je suis le clou, je suis l’épine, je suis la lance, je suis tout cela, c’est ma révolte qui a fait cela.

Voilà notre rôle, le premier rôle de l’homme, dans la Passion du Christ. Il n’est pas bien réjouissant, je vous l’accorde. Alors on le cache, et on accuse les autres. On se désolidarise de la Croix du Christ : « qu’est-ce qu’ils sont méchants, ces juifs et ces romains, et Judas, et St Pierre ! Moi je n’aurais pas fait ça… » Et Jésus nous regarde et nous dit : « si tu l’aurais fait. En fait, tu l’as déjà fait. Et c’est pour cela que je souffre. Mais regarde, malgré tout cela : je t’aime, et je te le montre en mourant. Père, pardonnez-leur… ». Et voilà, mes biens chers frères, le Miracle de la Passion : au-delà des horreurs, du sang et des larmes, ce qui rejaillit, c’est l’Amour de Jésus. Vous l’entendrez, cette phrase, le jeudi Saint : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour le sauver » ; encore faut-il la comprendre. Le monde, ce n’est pas les autres : le monde, c’est moi, et les autres. Le Cœur de Dieu s’est ému pour chacun d’entre nous, qu’il n’a pas supporté de voir nous perdre et qu’il a choisi d’aller jusqu’au plus profond de la misère humaine, du péché, de la salissure, de tout prendre dans ses bras pour nous libérer par le sacrifice de sa vie. Voilà le double visage de la Croix : image insoutenable de la laideur de mon péché, mais aussi image admirable de la Tendresse infinie de Dieu pour moi.

Alors monte en nos cœurs une humble et tremblante prière : « Je veux arrêter de vous persécuter, Jésus, je ne veux plus jouer ce rôle ; je veux réparer le mal que j’ai fait. Comment le puis-je ? » Et alors Jésus vous dira : « j’ai plein de rôles nouveaux à t’offrir. Tu as été acteur de ma douleur, tu peux être acteur de mon soulagement, et porter la peine avec moi. Veux-tu être sainte Véronique, qui essuie mon face ? Alors va te confesser, et j’imprimerai en toi la Lumière de mon Visage rayonnant. Veux-tu être Simon de Cyrène, qui m’aide sur le chemin de Croix ? Alors Accepte cette épreuve que je t’ai envoyée et que tu fuis depuis si longtemps, porte la croix, et tu me retrouveras à tes côtés. Veux-tu être le soldat qui me propose à boire ? Viens plus souvent ces deux prochaines semaines prier devant mon tabernacle, car J’ai soif de ton âme. Veux-tu être les saintes femmes ? Pleure sur tes péchés, et sur ceux de mon église. Tu ne peux pas être Marie, elle, il n’y en a qu’une, elle est Immaculée et son rôle est unique, mais tu peux l’imiter si tu veux : en étant fidèle à ton engagement de chrétien, de pureté, de mari ou d’épouse, tu te tiendras près de ma croix, à côté d’elle. Stabat mater... Et même, tu peux être le bon larron, Dismas, celui qui se convertit au tout dernier moment, si tu laisses ton cœur s’ouvrir à la grâce. Choisis ton rôle, et suis moi dans ma Passion. Et je t’ouvrirai la porte du pardon, et de la Gloire. » Jésus n’est pas venu sauver des personnes abstraites, ou le mal en général : il est venu pour moi. Aujourd’hui, il commence son grand combat contre le démon. Il combat pour moi, et il combat seul. Nous ne pouvons rester spectateurs. Nous sommes acteurs, dans un sens ou dans un autre. Quel rôle voulons-nous jouer dans le drame de notre Salut ? A nous de le choisir : et de le choisir maintenant, car la Passion du Christ a déjà commencé. « Jésus est à l’Agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut point dormir, pendant ce temps-là ».

Abbé de Massia