De la justice dans l'Eglise

Pas un jour ne passe sans que les media n’aient à évoquer les turpitudes de tel ou tel clerc, de tel ou tel religieux. Ils s’en saisissent parce qu’ils se repaissent de ces nouvelles, parce qu’ils les recherchent, parce que les victimes n’ont pas obtenu de l’Église les réponses qu’elles étaient en droit d’attendre, mais aussi parce que les évêques eux-mêmes ont de moins en moins de scrupules à livrer le nom de leurs sujets coupables, ou même innocents – un exemple récent nous a été donné par Mgr François Touvet, évêque de Châlons-en-Champagne –, non seulement à l’autorité judiciaire laïque, mais encore aux journaux. Ainsi, dans un contexte où la persécution anti-chrétienne, quoique larvée, progresse à grands pas, ils imaginent, ingénus qu’ils sont, que « jouer la transparence », même au détriment de la vérité, leur sera bénéfique.

Dès lors qu’un nom est donné à la presse, il ne faut pas attendre de celle-ci la moindre retenue, la moindre attention au sacro-saint principe de « présomption d’innocence ». Plus que l’imitation du roi Salomon, on reconnaît plutôt la patte de Pilate dans ces méthodes.

La juste exigence d’un retour à l’ordre moral...par ses plus virulents détracteurs !

Il est vrai que le clergé scandaleux et ses turpitudes ne peuvent plus être traités comme le défunt curé d’Uruffe qui, dans les années 50, tua sa maîtresse et leur enfant qu’elle portait : ses crimes ont été commis à une époque encore tout imprégnée de christianisme. Pour odieux qu’aient été ses méfaits, la foi était suffisamment accrochée au cœur du peuple pour que ce dernier sache faire la distinction entre le sacerdoce catholique, et l’un de ses indignes représentants. Avant de commettre ce double crime affreux, ce prêtre avait déjà fait l’objet de mesures d’éloignement : deux fois, accusé d’avoir fauté publiquement contre le 6e commandement du Décalogue, il fut déplacé : on espérait ainsi, à la fois éteindre un scandale, et assurer au prêtre fautif une possibilité de rédemption. Le Seigneur Lui-même avait-Il jeté la pierre à la pécheresse ? La situation est bien différente aujourd’hui et il ne s’agit pas ici de prétendre que l’on doit soustraire à la justice humaine les ministres du culte indignes, laissant croire à une « justice de caste ». Le fait est que, déchristianisée, la société ne se scandalise plus pour les mêmes raisons qu’autrefois. Le prêtre pourra bien se vautrer dans le stupre et la luxure, le monde, qui favorise cet abaissement, s’en réjouira. En revanche, il ne supporte pas – encore ? – que les enfants soient victimes de ses obscénités. Et exige, très légitimement, des sanctions exemplaires. Et lorsque l’auteur du forfait est prêtre, le monde se scandalise plus encore… Étrangement d’ailleurs, car, d’un côté la société ne lui reconnaît aucun caractère sacré, de l’autre elle attend de lui une vertu qu’elle n’exige plus de personne. De fait, un enseignant, un magistrat, un politicien qui fautent selon les mêmes modalités, ne connaîtront pas le même traitement, ni de la part de leur hiérarchie, ni de la part des media. Oui, le bon peuple païen attend encore une vertu suréminente de la part d’un clergé qu’il méprise et prétend ravaler à son niveau. C’est un fait : le clerc indigne doit être puni, justement, des fautes qu’il commet. Mais l’Église n’a pas à se satisfaire de la seule justice laïque, lui abandonnant toute souveraineté, comme si les fautes des prêtres n’avaient qu’une incidence sur la société profane et que seule cette dernière était en droit de réclamer la justice.

Non, le prêtre n’est pas un homme comme les autres !

Il est vrai que rebattre les oreilles du peuple chrétien en lui expliquant, jour après jour, sermon après sermon, que « le prêtre est un homme comme les autres » a forcément eu des conséquences. Ainsi, aujourd’hui, les évêques, premiers convaincus que le prêtre est un homme comme les autres – on en vient à se demander ce qu’est le sacrement de l’Ordre – agissent à son égard comme s’il était, effectivement, « un homme comme les autres ». Et, comme de bons employeurs, licencient sans beaucoup d’égards le serviteur infidèle. D’ailleurs, ils sont souvent bien plus pressés de le livrer à la justice laïque qu’à la justice ecclésiastique, sans doute parce que dans les esprits laïcisés et mondains, il est plus important de donner à la justice laïque sa part de coupables – ou d’innocents d’ailleurs –, que de considérer l’énormité d’un autre crime, qui, sans effacer l’autre, lui ajoute une malice supplémentaire : le sacrilège. C’est pour cette dernière raison que l’Église doit revendiquer son droit à traiter des turpitudes de son clergé.

Jean Raspail, décrivant dans son roman Sire le sac de la nécropole royale de Saint-Denis par les révolutionnaires, avait quelques lignes magnifiques sur le pouvoir de la profanation : « () la loi qui régit les masses humaines ne souffre pas d’exception : c’est toujours le plus vil qui l’emporte ». Nous en sommes-là, aujourd’hui.

L’Église est une société, et une société parfaite

Voilà soixante ans que l’Église se culpabilise de n’être pas en phase avec le monde. Jusqu’alors, elle se réjouissait de cet état de fait, sans en tirer aucune gloire : « Pour nous, nous avons reçu non l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les choses que Dieu nous a données par sa grâce. » C’est ainsi : l’esprit du monde est l’esprit du Démon. Celui que nous avons reçu est l’Esprit de Dieu.

Pourtant, l’Église aussi a une justice. Elle lui appartient en propre, et n’est pas un succédané, une pâle imitation de la justice laïque. Certes, depuis que le trône prétend tout régenter, même le spirituel, les moyens de coercition de l’Église sont plus réduits qu’ils le furent jadis. Néanmoins, subsiste son droit divin d’exercer la justice. L’Église, tout en approuvant la juste sanction que la société profane infligeait à ses membres consacrés, souhaitait néanmoins que cette sanction puisse aussi s’accomplir sous ses auspices propres… Saint Charles Borromée, archevêque de Milan et modèle d’évêque, selon le cœur du Concile de Trente « rétablit le tribunal ecclésiastique, et lui donna pleins pouvoirs pour châtier et emprisonner les misérables qui jetaient le scandale dans la ville par leurs dérèglements publics », et le pape Benoît XIII – Orsini, pas « Pedro de Luna », qui porta aussi ce nom durant le Grand Schisme d’Occident –, grand réformateur de l’Église demandait aux visiteurs apostoliques qui inspectaient régulièrement maisons religieuses et séminaires, que l’on veillât à ce que la paille des cachots soit changée quotidiennement. Ah ! La belle époque, où l’Église appliquait sereinement sa justice à ses membres défaillants, avec fermeté, promptitude, humanité et surtout, sans oublier le caractère sacré de ces malheureux. Le Cardinal Pell, dont la condamnation récente n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques sérieuses interrogations sur l’honnêteté de la Justice australienne, est ainsi privé du droit de célébrer la messe, puisque l’alcool est interdit en prison, et de réciter son bréviaire (qu'on lui a retiré)… Toutes choses qui, même pour un prêtre indigne – et il n’est pas sûr, encore une fois, que ce pauvre cardinal entre dans cette catégorie –, constituent le cœur du sacerdoce, et la source de grâces pour l’intéressé lui-même mais surtout pour les âmes et l’Église entière. Et être engeôlé ne doit pas être occasion de priver l’Église de ces bienfaits, obtenus ex opere operato !

L’État est une société parfaite, établie par Dieu, dans l’ordre naturel, pour conduire les hommes à leur fin, c’est-à-dire qu’il possède, en lui-même, par institution divine, la capacité d’amener ses membres à la fin naturelle qui leur convient. Ça n’est pas là une nouveauté : l’Église l’a toujours enseigné et continue de l’enseigner. Reprochant à la société civile ses prétentions exagérées, Léon XIII écrivait : « En somme, ils traitent l'Église comme si elle n'avait ni le caractère, ni les droits d'une société parfaite, et qu'elle fût simplement une association semblable aux autres qui existent dans l'État. »

L’Église est aussi une société parfaite, surnaturelle au regard de son fondateur Jésus-Christ et de sa fin, la béatitude éternelle. Pour autant, elle ne peut se désintéresser de la conduite des hommes, même comme citoyens : appartenant à une autre société établie par Dieu, parfaite puisqu’elle possède en elle-même les moyens adaptés à la fin naturelle qui lui a été assignée par Dieu, fin évidemment ordonnée et subordonnée à l’obtention de la fin surnaturelle. L’attitude actuelle de la hiérarchie est pourtant aux antipodes de cette idée que l’Église est une société, a fortiori parfaite, où les hommes, unis par un seul Dieu, une seule Foi, un seul chef, les mêmes sacrements, vivent et grandissent en vue de la « Patrie » céleste.

Nous en avions déjà une idée en entendant que les officialités françaises refusaient, pour des motifs de « prudence » – celle des hommes –, d’examiner des mariages si les époux n’étaient pas préalablement divorcés… renonçant à la compétence exclusive de l’Église sur le sacrement de mariage, pourtant rappelée par son Droit. Et suggérant même avec une singulière insistance, aux époux qui demandaient l’examen de la validité de leur mariage, de bien vouloir divorcer s’ils voulaient éviter un déni de justice. Un comble ! Mais aujourd’hui, ce n’est plus le droit matrimonial de l’Église qui est réduit à rien par ceux qui devraient revendiquer sa souveraineté. C’est aussi le droit pénal. Autrefois, l’Église revendiquait pour ses clercs le privilège du for : ils ne devaient pas être sujets des juridictions profanes. Pourquoi ? Non par coterie. Mais parce que l’Église revendiquait le droit de s’occuper des choses sacrées. Et quoi de plus sacré qu’un prêtre, qu’un religieux ? On ne portait pas la main sur un consacré, au risque d’être sacrilège. Cela ne signifiait d’ailleurs pas qu’elle renonçait à la sévérité pour les coupables. Mais elle croyait encore que les prêtres « ne sont pas des hommes comme les autres », en vertu de l’onction sainte. Ces prêtres pouvaient bien avoir agi de manière sacrilège, mais cela n’ôtait en aucune façon leur caractère sacré. Il s’agissait de ne pas ajouter le sacrilège au sacrilège. Le Bienheureux Pie IX le rappelait fort justement, en condamnant la proposition qui affirmait que « l'immunité de l'Église et des personnes ecclésiastiques tire son origine du droit civil », et encore que « le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au civil, soit au criminel, doit absolument être aboli ». Aujourd’hui, les titulaires du pouvoir judiciaire dans leur Église particulière, se défaussent de leurs prérogatives – et de leur devoir – sur la justice laïque. Il est vrai qu’elle se montre plus zélée que beaucoup d’évêques à poursuivre les errements moraux, certains du moins, du clergé. Mais on reste atterré, et scandalisé, du refus d’exercer le pouvoir par ceux auxquels il a été, en vertu de leur sacre et de la mission confiée par Pierre, donné de régir une portion de l’Église. Pourtant, ce pouvoir, c’est celui de Jésus-Christ !

« Un chef c’est fait pour cheffer ! »

Finalement, il semble bien que la grâce propre de l’épiscopat, qui, classiquement était ordonné au gouvernement, ne soit plus vraiment d’actualité. Il est vrai que « gouverner c’est choisir », et que « choisir, c’est mourir ». Et sans être catastrophiste à l’excès, il n’est certainement pas loin le temps où il faudra se sacrifier pour sa foi. Dès lors, le comportement, les exigences du monde, sont bien plus confortables à adopter. Reste qu’il n’est toujours pas devenu catholique de soutenir que « le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne». Du moins, demeure l’assurance que les promesses du Christ sont intangibles et qu’Il restera bien avec nous jusqu’à la consommation des siècles.

Gaspar de Quiroga - Renaissance Catholique