"Ce ne sont pas seulement les croyants qui ont droit à la vérité, mais tous les hommes"

Le 22 février 2018, le cardinal Reinhard Marx annonçait, en tant qe président de la conférence des évêques d'Allemagne, l'ouverture de la communion aux protestants mariés avec un catholique. Suite à cette prise de position, le cardinal néerlandais Willem Jacobus Eijk, archevêque d'Utrecht, a demandé une clarification au pape, le 7 mai 2018 dans une tribune publiée sur les sites National Catholic Register et La Nuova Bussola Quotidiana. Un an après cette tribune, Jeanne Smits est allée à la rencontre du cardinal Eijk pour faire un point sur l'intercommunion et la situation de l'Eglise.

 

Eminence, j’ai été très frappée par l’article que vous avez publié dans le National Catholic Register et La Nuova Bussola Quotidiana en mai dernier. Vous aviez d’abord évoqué l’idée que l’on puisse donner la communion aux conjoints protestants de fidèles catholiques. Vous souligniez la confusion que cela provoquerait. La situation s’est modifiée depuis lors : avez-vous eu des informations à ce sujet, par exemple, à propos de couples qui auraient demandé à bénéficier de cette possibilité, ou si cela se fait ici ou là ?

J’ai réagi à ce document de la conférence des évêques allemands pour une raison très précise. Il se trouve que dans notre diocèse cela fait déjà un bon moment qu’à l’occasion des grandes cérémonies nous attirons l’attention sur le fait que seules les personnes vivant en communion complète avec l’Eglise catholique, peuvent recevoir la communion. Les autres peuvent s’avancer, les bras croisés sur la poitrine, pour recevoir une bénédiction. Nous précisons encore : « Vous pouvez également tout simplement rester à votre place pour vous y unir au Seigneur par une prière silencieuse. » Ce texte, nous l’avons également intégré dans les livrets de cérémonie, par exemple pour les ordinations sacerdotales, les confirmations… Dans de nombreux endroits, nous constatons que les personnes en tiennent compte. On voit partout des gens s’avancer les mains croisées sur la poitrine ; ce sont souvent des protestants mariés avec des catholiques. Ces personnes se montrent très heureuses de cette bénédiction. Elles apprécient beaucoup de pouvoir s’avancer avec les autres, et de recevoir quelque chose, elles aussi.

Lorsque le document énonçant la proposition de la conférence des évêques allemands a été médiatisé, mes évêques auxiliaires et moi-même avons pensé que cette idée pourrait bien atterrir chez nous. C’est pour cela que j’ai une nouvelle fois exposé, de manière très claire, l’enseignement de l’Eglise à propos de l’intercommunion. Cet article-là a fait le tour du monde : il a paru en anglais mais également en italien dans La Nuova Bussola Quotidiana Christiana (1). Elle nous a permis d’atteindre un grand nombre de personnes.

Dans cet article je n’ai pas seulement évoqué l’intercommunion mais également le fait que deux cardinaux, dont je n’ai pas donné les noms, avaient plaidé pour la bénédiction de « mariages » homosexuels.

A la suite de ce document de proposition allemand sur l’intercommunion, et en raison de ce plaidoyer explicite de cardinaux en faveur de la bénédiction des relations homosexuelles, j’ai demandé au pape de faire la clarté, tout simplement à partir des documents du magistère de l’Eglise.

Eh bien, à ce jour, la situation reste inchangée. Il n’y a pas eu de réaction, du moins publique. Et cela signifie que la confusion à propos de ces questions reste grande parmi les catholiques. On s’en rende compte de multiples façons. Et je le déplore fortement, car je suis pour la clarté.

Vous avez employé des mots extraordinairement forts. Vous avez parlé de l’« apostasie dans l’Eglise ». Pourriez-vous expliquer ce que vous vouliez dire?

J’ai cité le numéro 675 du Catéchisme de l’Eglise catholique. Parce que des cardinaux plaident pour la bénédiction des relations homosexuelles, j’ai renvoyé à ce numéro du catéchisme à la manière d’une mise en garde. On y lit que peu avant l’Apocalypse, des voix s’élèveront au sein même de l’Eglise, et même parmi les plus hautes autorités de l’Eglise qui exprimeront des opinions divergentes par rapport à la doctrine catholique. J’ai fait cela en guise d’avertissement : faisons attention à ne pas nous retrouver dans cette situation. Je dois dire que, à ma surprise, le cardinal Muller a repris cette idée: il a publié le 9 février dernier une déclaration sur les éléments fondamentaux de la foi catholique où il a également renvoyé au numéro 675 (2). Il est aussi remarquable que mon interview et la citation complète aient également été reprises par Mgr Gänswein, lors de la présentation d’un livre de Rod Dreher, Le Pari bénédictin.

Tout cela a touché de nombreuses personnes et beaucoup se sont mises à y réfléchir. J’espère ainsi obtenir qu’un nombre croissant de personnes dans l’Eglise ouvrent la bouche et apportent la clarté, car de nombreux catholiques – mais vous le savez comme moi – sont réellement dans la confusion.

Le problème aujourd’hui n’est-il pas que de nombreuses personnes en position d’autorité ne disent rien ? Ce silence n’est-il pas la grande épreuve de notre temps ?

Oui, mais j’ajouterai que, s’il s’agit là du devoir des cardinaux et des évêques, les prêtres, diacres, laïcs et bénévoles qui œuvrent dans les paroisses n’en sont pas exempts. En règle générale, on constate parmi les catholiques une forme de timidité à afficher leur propre foi dans le Christ ainsi que les principes de la doctrine de l’Eglise. Parmi les catholiques néerlandais, cette timidité est même très forte. Cela s’explique certes par le fait que, pendant les siècles qui ont suivi la Réforme, nous avons été obligés de nous tenir cois : il nous était difficile d’exprimer ouvertement quelque point de vue que ce soit. Nous pouvions certes célébrer notre liturgie dans des églises clandestines, ce qui nous permettait de continuer de proclamer notre foi, mais nous étions obligés de le faire de manière très circonspecte, et cette attitude continue de se manifester parmi les catholiques aujourd’hui. Mais c’est une tendance que l’on constate également dans d’autres parties du monde. 

Et même chez des parents…Or dans leur vie les enfants ne rencontrent pas d’abord un prêtre, mais leurs parents. Il est important que ces parents parlent très explicitement à leurs enfants de Jésus, de la prière, et des fondements de la foi.

Nous avons ici à midi et demi à la cathédrale une messe en anglais fréquentée par de très nombreux étrangers. On y voit tout un essaim de jeunes qui amènent aussi leurs enfants – ces jeunes ont souvent des familles – ce qui fait que la messe est aussi très animée, car on y voit de temps en temps un enfant commencer à courir, à crier, à pleurer ou je ne sais quoi – tout cela n’est vraiment pas grave. Mais ces enfants, mêmes s’ils ne comprennent pas ce qui est dit, voient déjà quelque chose du respect manifesté par leurs parents, par exemple au cours de la prière eucharistique pendant la consécration, où ceux-ci se tiennent complètement en silence. Les enfants le voient – et ce que l’on voit, ce que l’on apprend de ses parents en tant qu’enfant, on ne l’oublie jamais. Ce que l’on apprend plus tard, il arrive bien qu’on l’oublie… D’où la très grande importance de cette période pour l’apprentissage de la foi. Aussi j’aimerais appeler tous les parents à véritablement transmettre la foi à leurs enfants.

Je dois évidemment ajouter que l’une des causes du problème est que les parents eux-mêmes savent peu de choses de leur foi. Je dis toujours – et de nombreux prêtres s’y efforcent lors de la préparation au baptême – qu’il faut catéchiser les parents eux-mêmes au moment de la préparation des enfants à la première communion et à la confirmation : il faut en quelque sorte intégrer les parents. Il faut également qu’il existe un programme de catéchèse pour les parents.

J’ai moi-même fréquenté l’école secondaire à Amsterdam au cours de la deuxième moitié des années 1960 ; j’ai commencé en 1965. Les deux premières années, j’ai bénéficié d’un catéchisme excellent. Tout a commencé au cours de l’année 1967-68. Les cours de religion étaient encore dispensés par des prêtres mais on y parlait de tout sauf de la foi. C’étaient des séances de débat, on avait le droit de fumer, on discutait de l’avortement et de Che Guevara, et de je ne sais quoi encore – de tout ce qui était alors au centre de l’actualité. La foi n’était plus à l’ordre du jour. Et cela fait cinquante ans. La génération de ceux qui sont aujourd’hui grands-parents a déjà assez peu reçu. Et puis, que ne s’est-il passé au cours des années qui ont suivi ? Ainsi nous nous trouvons devant une tâche gigantesque.

Vous avez également demandé au pape en janvier 2018 qu’il mette fin à la confusion autour d’Amoris laetitia, et de l’accès à la communion des catholiques divorcés et remariés. Réclamez-vous toujours cette clarification ?

Oui, très certainement. J’ai écrit un article, peu avant le deuxième synode sur la famille – j’étais présent aux deux – en participant à un livre écrit par onze cardinaux. J’y ai témoigné du fait que la pratique est extrêmement ancienne dans l’Eglise, et que la doctrine elle-même est depuis très longtemps explicite, selon laquelle une personne divorcée qui se remarie civilement ne peut – faute de se trouver dans de bonnes dispositions – recevoir la communion, pas plus qu’il ne peut dans ces conditions recevoir l’absolution.

Il se trouve qu’Amoris laetitia ne dit pas littéralement que les divorcés civilement remariés dont le premier mariage n’a pas été déclaré nul peuvent recevoir la communion. Cela ne va pas jusque-là. Mais sur le fondement de quelques éléments et d’une note de bas de page, certains pensent pouvoir déduire que cela se peut, que c’est autorisé. Et on voit aujourd’hui certaines conférences épiscopales publier des documents pour dire que, si on a fait un parcours d’accompagnement avec un prêtre et qu’on a recherché un discernement avec lui, alors les personnes divorcées et civilement remariées peuvent recevoir la communion à un moment donné. Certaines conférences épiscopales ont réglé les choses ainsi, de très nombreuses conférences épiscopales n’ont rien réglé du tout, et d’autres conférences épiscopales ont dit exactement l’inverse. Eh bien, ce qui est vrai à un endroit A ne peut pas être faux à un endroit B. Cela va à l’encontre d’un des principes de la philosophie, le principe de non-contradiction – ce que l’on apprend en tant que séminariste dès l’introduction à la philosophie : c’est un des principes fondamentaux de la logique, de la pensée. Oui, je trouve important que l’on fasse la clarté, que les gens sachent où ils en sont.

Mais le pape lui-même a plutôt soutenu les conférences épiscopales qui en ont fait une interprétation libérale.

Certes, mais il l’a fait dans une lettre à la conférence épiscopale de Buenos Aires. De fait, cette conférence épiscopale de Buenos Aires a déclaré qu’à la suite d’un parcours d’accompagnement et de discernement avec un prêtre, il y a possibilité pour une personne divorcée et civilement remariée de recevoir la communion. Dans cette lettre, il dit aussi qu’il s’agit là de la bonne interprétation. Seulement une lettre d’un pape à une conférence épiscopale ne fait pas partie du magistère. Il faut que cela soit très clair. Il faut donc faire une distinction entre d’une part l’opinion que le pape peut exprimer à un moment donné et d’autre part son magistère, à savoir les déclarations qui appartiennent véritablement à son autorité d’enseignement, le magistère en tant que tel. Cette déclaration-là n’en fait pas partie.

Mais cela ne fait pas la clarté. Je pense que le pape doit donc faire la clarté, sur le plan de la doctrine, au moyen d’une déclaration dont on pourra dire avec certitude qu’elle appartient au magistère. Je dirais : au magistère ordinaire ou authentique. Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici de dogmes ou d’expressions extraordinaires, mais simplement d’expressions du magistère authentique.

Je ne sais pas si cela vous choque que je dise ceci : en tant que catholiques, nous avons droit à la vérité de la part de l’Eglise. C’est aussi ce que nous demandons à l’Eglise au moment de notre baptême. « Que demandez-vous à l’Eglise ? – La foi. » En tant que catholiques dans la confusion nous avons souvent l’impression que nombre d’évêques et de cardinaux agissent vraiment comme si tout allait bien et qu’il n’y avait pas de confusion. Quel est notre rôle dans cette situation en tant que laïcs ?

Je voudrais d’abord faire remarquer que ce ne sont pas seulement les croyants qui ont droit à la vérité, mais tous les hommes. Jésus nous a envoyés pour annoncer l’Evangile dans son intégralité – y compris le passage où il affirme que le mariage est un et indissoluble – à tous les hommes. De telle sorte que tous les hommes ont droit à l’annonce de l’Evangile. Ils ont le droit d’avoir au moins la possibilité de rencontrer le Christ et d’apprendre à le connaître. Cela implique donc que nous en ayons vraiment le souci.

Que peut-on faire en tant que catholique ordinaire ? Eh bien, beaucoup, en réalité. En premier lieu, il y a la prière. La foi en la puissance de la prière est bien trop faible. La prière est efficace. La prière a une force extraordinaire. C’est surtout saint Alphonse de Liguori qui a signalé cela très souvent dans ses écrits spirituels, par exemple en disant que celui qui prie ne se perdra jamais.

Il y a aussi la réception des sacrements. Lorsque nous célébrons l’Eucharistie – et même si je la célèbre dans ma chapelle privée – alors je ne le fais pas seulement pour moi ou pour les personnes qui sont présentes et qui communient. Je le fais pour l’Eglise dans son ensemble, pour les diocèses, pour la communauté des fidèles, et aussi pour ceux qui ne croient pas. Et même pour ceux qui ne participent pas à l’Eucharistie et qui n’y songeraient ni de près ni de loin : on prie aussi pour eux. Le sacrifice est offert pour eux aussi, et il a un sens pour eux. Donc, j’aimerais vraiment recommander la messe quotidienne aux laïcs. Et la confession régulière. Et la pénitence – au temps de l’Avent et du Carême, mais aussi en dehors de ces périodes. On peut la faire de diverses manières et c’est vraiment une chose que l’on peut faire pour les autres. Offrir ses souffrances : il faut pour ainsi dire les poser sur la patène, afin qu’elles soient assumées dans le sacrifice du Christ. Ces souffrances, on peut aussi les offrir au profit de ceux qui se sont retrouvés dans la confusion, et y ajouter la prière pour que ces personnes puissent trouver la foi.

Au-delà, il est extraordinairement important que nous autres catholiques vivions notre foi de manière joyeuse, avec entrain et courage. Il faut l’assumer publiquement. Et aussi, que nous mettions la foi en pratique : que nous donnions véritablement à notre paroisse un visage diaconal. Il faut que les gens qui nous connaissent comme catholiques pratiquants voient à notre comportement ce que Jésus demande de nous, spécialement dans le Sermon sur la montagne, et que nous mettions cela en pratique. C’est cela que les gens attendent de nous.

Bien souvent, on entend dire : « J’ai eu cette expérience avec les catholiques, ou telle autre, j’ai vu un prêtre qui a dépassé les bornes : cette foi-là, je m’en passe. » Il se peut bien que tout cela soit tiré par les cheveux, mais parfois il arrive que les gens aient été réellement choqués, et que cela ait provoqué leur éloignement de la foi et de l’Eglise. Par rapport à tout cela, nous portons donc une responsabilité extraordinairement grande. Je ne saurais trop le souligner.

Il est également important que les catholiques s’informent très bien. Quand on est dans la confusion, il y a des moyens. Il y a nombre de sites Internet, y compris des sites étrangers, les publications des diocèses, les sites des diocèses et leurs communiqués. Nous publions quant à nous une lettre d’informations électronique à laquelle les gens peuvent s’abonner. Tout cela permet de s’informer et on y trouve beaucoup d’éléments sur les données de la foi. Et cela est important : la lecture sur la foi, s’informer sur la foi aide à mettre fin à votre propre confusion et vous permet aussi d’aider autrui à dépasser sa confusion.

Vous avez beaucoup parlé de la prière. Mais pour ce qui est du rosaire et des demandes de Notre-Dame de Fatima, avez-vous par rapport à cela un lien particulier ?

J’avais plutôt un lien avec Notre Dame de Lourdes. Cela est lié à la paroisse où j’ai grandi, à Duivendrecht – un petit village à la limite d’Amsterdam. Il y avait là un curé qui a dû y passer une trentaine d’années et qui est arrivé au pire moment de la polarisation au sein de l’Eglise aux Pays-Bas. Il est venu chez nous en août 1969. J’ai participé à sa messe d’installation, et j’ai construit avec lui un lien très fort. Par exemple, au moment de mon séminaire, je passais mes vacances chez lui à la cure, et j’en ai gardé d’excellents souvenirs. J’ai également célébré ses funérailles en 2012. Il a eu le temps d’apprendre que j’allais être créé cardinal, même s’il n’a pas pu vivre la création puisqu’il est mort entre-temps.

Ce curé m’a emmené à Lourdes – c’était un vrai habitué. Par la suite, en tant qu’évêque de Groningue, j’ai suivi plusieurs pèlerinages du diocèse comme accompagnateur spirituel. Mais c’est surtout le archidiocèse où je me trouve actuellement qui est marqué par une très forte spiritualité mariale : elle est remarquable. Une fois tous les trois ans, nous nous rendons en grand pèlerinage à Lourdes. Cela représente entre 1 300 et 1 500 personnes : pour notre archidiocèse, c’est un groupe important. Bien des séminaristes m’ont dit avoir découvert leur vocation à Lourdes. Voyez combien nous sommes redevables à Marie ! Son intercession est incroyablement féconde…

La Vierge Marie de Fatima, je la connaissais bien sûr, grâce à mes lectures, surtout à propos de l’application du troisième secret de Fatima à l’attaque contre le pape Jean-Paul II en 1981. Mais mon lien avec elle s’est fait plus intense en 2017 : c’était le centième anniversaire de son apparition aux pastoureaux dans les environs de Fatima.

Aussi, le 13 mai 2017, en tant qu’évêques des Pays-Bas, nous avons consacré nos diocèses au Très Saint Cœur de Marie : nous l’avons fait à la basilique Marie Etoile de la Mer à Maastricht. C’est moi qui ai donné l’homélie. Et c’est à cause de cette homélie que j’ai dû me plonger dans les secrets de Fatima. Et le premier secret, sur l’enfer, eh bien, je pense que c’est tout simplement un secret qui reste d’une très grande actualité car tel est notre devoir : nous assurer en tant que nous sommes chargés de l’annonce de la foi catholique que les gens ne finissent pas en enfer, et les mettre en garde à ce sujet. A ce propos, nous pouvons sincèrement nous demander si nous le faisons assez souvent. Car lorsqu’on parle de l’enfer, on suscite bien souvent des émotions. Pourtant, je pense que nous en avons vraiment le devoir.

Le deuxième secret évoquait la situation politique et concernait avant tout le XXe siècle : la fin de la Première Guerre mondiale, la révolution russe, l’annonce, déjà, de la Seconde Guerre mondiale. Marie appelle alors à prier pour la paix. Cette prière est tout autant d’actualité aujourd’hui, car nous vivons dans un monde extraordinairement peu sûr. La course à l’armement, à l’armement nucléaire, menace de reprendre. Certes, nous ne connaissons plus la guerre en Europe depuis 1945, et nous prions et espérons que cela continue, mais nous devons toujours prier pour cela, car les hommes sont des êtres très imprévisibles – nous y compris. Je dois dire que j’ai approfondi à l’occasion de cette homélie l’histoire de Notre-Dame de Fatima, une histoire que j’ai également mise en exergue.

À l’époque, en tant qu’évêques néerlandais, nous nous sommes demandés si les gens se déplaceraient. Mais une heure avant le début de la cérémonie, l’église était déjà pleine à craquer. En fait la réaction a été extrêmement positive.

En tant qu’évêques, nous avons pris l’an dernier l’initiative – aujourd’hui achevée – de mettre en place une Année du rosaire. Au cours de cette année tous les évêques des Pays-Bas ainsi que mes deux évêques auxiliaires et moi-même avons fait cette démarche : aller dire le chapelet avec les fidèles en divers endroits de nos diocèses, avant ou après la messe, dans le cadre de l’adoration ou d’autres manières. Je l’ai fait par exemple dans la basilique de la Sainte-Croix à Raalte : une église immense, fantastiquement belle, elle ressemble à une cathédrale. Nous devions dire le chapelet à 18 h 30, suivi de la messe à 19 heures, à l’occasion de la Toussaint. Je me suis dit: une telle messe solennelle en semaine aux Pays-Bas – c’est une solennité que depuis longtemps, nous célébrions lors du dimanche le plus proche et non pas en semaine, et qui a été replacée à sa date exacte – combien va-t-elle attirer de fidèles ? Eh bien, ce n’était vraiment pas si mal. Et ce qui m’a heureusement surpris, et même fait du bien, c’est qu’à 18 h 30, la plupart des fidèles étaient déjà présents, et qu’ils ont dit activement le chapelet. Et moi de penser : « Vous aussi, vous avez l’habitude de dire le chapelet ! » Or c’était un assez grand groupe. Donc, la prière du rosaire vit toujours aux Pays-Bas.

Il m’est aussi arrivé de consacrer un éditorial au rosaire dans la revue du diocèse. J’écrivais : ne savez-vous pas comment prier ? Eh bien, prenez votre chapelet. C’est une prière très simple. Chacun peut l’apprendre (car on ne peut même pas dire que chaque catholique néerlandais sache le Notre Père et le Je vous salue Marie, soyons honnêtes, même s’ils sont toujours nombreux à les connaître). Mais c’est aussi une prière profonde, et méditative. Quand on prie tout le rosaire, tous les mystères, on accompagne l’ensemble de la vie de Jésus-Christ pour finir sur l’Assomption de Marie au ciel, corps et âme, et son couronnement. En vérité, on regarde la vie de Jésus, on la contemple, on la considère avec les yeux de Marie, ce qui donne une grande plus-value à cette méditation de la vie de Jésus – avec ses yeux à elle, avec son aide à elle, avec son intercession.

Nulle autre que Marie ne peut ainsi nous prendre par la main dans la prière. Elle est la figure de l’Eglise, dit le concile Vatican II. En fait, nous devrions tous être comme elle : son « oui » – « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole » – est un oui qu’aucun d’entre nous ne peut prononcer du simple fait que nous ne sommes pas libres du péché originel comme elle l’était. Une fois de plus, elle est notre plus bel exemple, y compris dans la prière, et c’est pourquoi il est si bon de prier en union avec elle.

Jean-Paul II a dit que pour lui c’est la plus belle prière qui soit. Il a connu bien des moments difficiles dans sa vie : la perte de son frère et de son père alors qu’il était encore jeune ; il y a eu sa captivité pendant la guerre ; il était travailleur forcé dans les mines de sel. Plus tard, alors qu’il était évêque en Pologne, le KGB, les communistes avaient mis des mouchards dans son confessionnal. Il a été pape – chef de l’Eglise pendant 27 ans – pendant une période extrêmement difficile. Et il a déclaré que tout au long de ce temps il a prié Marie au moyen du chapelet, et qu’il a reçu de sa part une aide extraordinaire. Cela aussi, je l’ai raconté dans mon éditorial. Je pense qu’à ce sujet nous avons beaucoup à apprendre de ce pape polonais.

Comment l’idée de la consécration des Pays-Bas est-elle apparue ?

Elle a été discutée à la conférence des évêques. Un certain nombre d’évêques y étaient très favorables. Pour finir, ce sont tous les évêques qui l’ont adoptée et qui y ont également participé. Donc, tout simplement lors des discussions de la conférence des évêques. Lorsqu’en tant qu’évêque je me déplace à Rome, les gens pensent souvent en me voyant : « Voilà un progressiste ! » Car nous avons… nous avions la réputation au cours des années 1960 et 1970 de constituer une conférence des évêques exceptionnellement progressiste. Mais nous ne le sommes plus du tout. La proposition a été faite à la conférence des évêques, au demeurant par l’un de mes évêques auxiliaires, et elle a été reprise par les autres évêques.

Où en est la pratique religieuse aux Pays-Bas, et la foi d’ailleurs ? C’est au fond la même question que celle relative au catéchisme : vous avez dit que de nombreuses personnes qui ont aujourd’hui 50 ou 60 ans n’en savent pas long sur leur foi. A-t-on modifié la manière dont le catéchisme est enseigné aux enfants ?

Oui, on peut parler d’un tournant. Comme je l’ai dit, la crise a éclaté dans le période dans lequel j’étais élève à un lycée à Amsterdam, entre 1965 et 1971. En 1965, tous les lycéens allaient toujours à la messe le dimanche avec leurs parents. D’ailleurs cela ne se discutait pas. En 1971, en classe de terminale, nous étions deux tout au plus. Ce qui vous permet de voir la vitesse avec laquelle tout cela s’est produit. Toute une génération de jeunes menait alors volontiers la guerre, le dimanche matin, pour refuser d’aller à l’église. Ils ont décidé en masse : « Nous n’irons plus, nous prenons la porte de l’Eglise. » N’oubliez pas que ce sont les grands-parents d’aujourd’hui. Ils n’ont pas transmis la foi à leurs enfants, et ne parlons même pas de leurs petits-enfants. Voilà la situation à laquelle nous sommes confrontés. Elle se révèle également par le nombre de catholiques. En l’an 2000, il y avait encore plus de 5 millions de catholiques aux Pays-Bas. En 2015, nous ne sommes plus que 3,8 millions : voyez l’allure à laquelle le chiffre descend. Les catholiques plus âgés se meurent ; et à l’heure actuelle, dans plus de 50 % des cas, les parents catholiques ne font plus baptiser leurs enfants. Il est impossible que le nombre de fidèles ne diminue pas. Selon les statistiques, quelque 17 % des catholiques fréquentent l’église de temps en temps. Ce peut être par exemple à l’occasion de funérailles, parce qu’on connaît la personne, et naturellement, on y va. Mais si on regarde la vraie participation à la messe dominicale, celle-ci s’est effondrée, elle représente aujourd’hui entre 4 et 5 %.

Lorsque je suis devenu évêque de Groningue le directeur du KASKI m’a rendu visite – il s’agit d’un institut de recherche de l’université de Nimègue qui étudie les statistiques de la pratique catholique : la fréquence de l’assistance à la messe, le nombre de baptêmes, de confirmations… Il fait d’ailleurs également de la recherche pour d’autres Eglises depuis plusieurs dizaines d’années. Eh bien, ce directeur venait faire connaissance – c’était à la fin de 1999 ou au début de l’an 2000 – et il m’a dit : « Monseigneur, je dois attirer votre attention sur une chose, et c’est une loi d’airain : tous les 10 ans, la pratique religieuse chute de 40 %. » Et c’est vrai. Si je regarde par exemple le nombre de confirmands dans mon diocèse – je suis arrivé ici en 2008 et cela fait donc 11 ans que je suis Archevêque d’Utrecht – je peux vous assurer que ce nombre a été divisé par deux. Et il en va de même pour les premiers communiants, etc. C’est une ligne que l’on peut suivre sans se tromper.

Nous sommes en train de devenir une Eglise de petite taille, mais il y a aussi des signes d’espoir. Et un signe important de cet espoir est celui-ci : lorsque nous voyons de jeunes catholiques aller à l’église, ils sont souvent « à fond ». Ils ont une vie de prière personnelle, une relation personnelle avec le Christ, et, souvent, ils acceptent la totalité de l’enseignement de l’Eglise. Leur nombre n’est pas grand, mais peut-être sont-ils le levain de l’avenir. C’est ce que j’espère. Et je pense aussi qu’il est important que nous rétablissions d’abord la situation dans l’Eglise – à savoir, que les fidèles connaissent de nouveau leur foi. Il faut s’assurer de la bonne formation de la petite minorité, le troupeau qui demeure : elle doit être imprégnée par la foi et vraiment avoir une relation personnelle avec le Christ, car ce n’est qu’au moment où cela sera devenu une réalité que nous pourrons véritablement nous consacrer de nouveau à la ré-évangélisation qui est notre grande mission. L’Évangile, je le pense, est pour tous – mais en ce moment il s’agit de remettre d’abord de l’ordre à la maison.

Existe-t-il un bon catéchisme pour jeunes aux Pays-Bas ?

Nous utilisons Youcat. Je suis au courant des critiques faites à son propos, notamment parce qu’à un moment donné on y a fait une erreur de traduction en une certaine langue – peut-être était-ce même une erreur délibérée, qui sait ? Ainsi pouvait-on lire dans une des traductions que l’Eglise autorisait la contraception dans certains cas. On peut aussi y lire que tous les hommes sont sauvés par le Christ : c’est la doctrine du salut universel. Oui, il est vrai que le Christ veut sauver tous les hommes. Mais ce salut, il est indispensable de s’y ouvrir : c’est donc la condition qui s’y attache, et le salut n’est donc pas automatique, il s’agit vraiment du devoir de choisir le Christ.

En tant qu’évêques des Pays-Bas – ce fut avant tout le diocèse de Roermond mais des gens de notre archidiocèse y ont également coopéré – nous avons développé un cours de formation, Licht op je pad (« Lumière sur ton chemin ») : il s’agit d’un cours de formation catéchétique qui va de 4 à 18 ans et qui peut s’utiliser aussi bien à la paroisse qu’à l’école. Celui qui fait la totalité du parcours est tout à fait formé dans la foi catholique, je vous l’assure, même si ce n’est pas facile parce qu’il faut arriver à ce que les jeunes suivent l’ensemble.

La plupart des paroisses font aujourd’hui de préférence elles-mêmes la préparation à la première communion et à la confirmation, ne confiant plus cela aux écoles. À ma grande joie je peux constater, après quelque vingt ans comme évêque, qu’au cours de ces vingt ans les connaissances des confirmands au sujet de ce sacrement et de ce que le Saint Esprit produit en eux se sont renforcées. Je rencontre toujours les confirmands, soit ici à l’évêché où je leur montre divers éléments de la vie épiscopale, ou en tout cas avant la célébration à la paroisse, et je parle avec eux. Cette discussion est plus courte à la paroisse – la plupart du temps ils sont obligés de venir me taper sur l’épaule pour me rappeler que je dois aller revêtir les ornements pour la cérémonie, car lorsqu’une discussion est engagée on devient de plus en plus enthousiaste, et les enfants posent des questions. Ce sont souvent de très bonnes rencontres. Je constate que chez les confirmands qui restent, la connaissance de la foi a augmenté. Nous ne devons pas nous résigner, nous devons tout simplement tenir bon.

Le curé qui m’a aidé sur le chemin de ma vocation – et à qui je voue par conséquent une reconnaissance éternelle – m’a dit : « Wim, tu as le devoir de tenir bon : c’est la vertu de persévérance. » Il me disait que la plupart des gens n’y arrivent pas : « Si tu tiens bon, tu verras que tu pourras beaucoup obtenir. » Lui-même a dû surmonter je ne sais combien d’obstacles. Il a refusé de prendre un salaire, il a vécu dans une grande pauvreté, avec sa seule gouvernante, et c’est ainsi qu’il a pu restaurer son église. C’est lui qui l’a conservée, et elle est toujours là, riche d’une assez grande assistance et entourée d’une communauté de foi bien vivante. C’est aussi grâce aux nombreux immigrés qui sont bien plus croyants que nous ne le sommes, nous autres Néerlandais.

Tout cela, je ne l’oublierai jamais. Tenir bon. Continuer. Continuer d’annoncer la foi. Et vous voyez bien : l’Eglise des Pays-Bas n’est pas toute en régression. C’est vrai que le nombre diminue, mais je dis parfois : la quantité ne cesse de diminuer, mais la qualité augmente. Lorsque j’ai moi-même commencé mon sacerdoce en 1985, j’étais aumônier à Venlo Blerick : il y avait encore des églises bien remplies, surtout le samedi soir à 19 heures et le dimanche matin à 11 heures, mais il y avait beaucoup de gens dans l’assistance qui n’étaient pas d’accord avec mon sermon. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Lorsque je célèbre une messe de paroisse le dimanche matin, la cérémonie est souvent suivie d’un café pour rencontrer les paroissiens. C’est devenu très rare que quelqu’un me dise qu’il n’est pas d’accord avec ce que j’ai affirmé. On constate en fait qu’il y a beaucoup plus d’unité. Ainsi, la communauté est devenue petite, mais c’est aussi une communauté plus forte. L’homme que vous avez en face de vous n’est pas quelqu’un qui s’est résigné à ne rien faire ou qui se dit : « A quoi bon ? » J’ai toujours le moral, j’ai une foi ardente, et je crois aussi toujours à la puissance du Seigneur : il triomphe. Christus vincit. Pas nous, mais Lui en nous.

Sur le plan liturgique, j’ai lu que vous avez choisi de dire la messe ad orientem dans la chapelle du palais archiépiscopale. Pourquoi ?

Un journaliste qui parle bien souvent de manière critique à mon propos avait écrit par dérision que ce n’était même pas ad orientem parce que dans cette chapelle, l’autel est face au nord-ouest. Pourquoi construisait-on jadis les églises ad orientem ? On se tournait pour prier vers l’est, là où le Soleil de justice, le Christ, s’est levé. Mais au bout du compte cela ne fait pas vraiment de différence : l’église peut aussi avoir une autre direction. Par les mots ad orientem, nous signifions que nous célébrons la messe tournés vers le Christ. Quelqu’un d’autre a écrit de manière critique que maintenant, je célèbre la messe en tournant le dos au peuple. Non, je ne célèbre pas la messe dos au peuple, je la dis en tournant mon visage vers le Christ, vers le tabernacle, de telle sorte que chacun dans l’église ou la chapelle est également tourné vers le Christ.

Au départ, ce qui a tout déclenché était en réalité une raison très pratique. La chapelle est néo-gothique, mais l’autel auxiliaire qui a été installé au cours des années 1960 était une table renaissance – pour le connaisseur d’art, il était évident qu’elle n’y était pas à sa place. Je dois dire aussi que cet autel était assez bas, ce qui n’est pas pratique pour le célébrant – surtout quand on vieillit. J’ai désormais des lunettes bifocales, la lecture devient compliquée. Et c’est maladroit.

Il y avait donc une raison liée à l’histoire de l’art – l’autel auxiliaire déparait ; une raison pratique – il était trop bas ; et il y avait une troisième raison. Le maître-autel de la chapelle est orné d’un très beau panneau en bois gravé représentant les saints évêques d’Utrecht : Willibrord et d’autres. C’est un autel qui existait avant que cet immeuble ne devînt le palais archiépiscopal et qu’on n’y accole cette chapelle construite à cette occasion. Vous savez qu’aux Pays-Bas il a de nouveau été possible d’avoir une hiérarchie épiscopale depuis 1853, cependant l’archevêque d’Utrecht devait encore faire profil bas, rester un peu sous le radar car il s’agissait d’une ville protestante assez orthodoxe. Il n’avait pas de palais archiépiscopal mais vivait chez le curé de la cathédrale. C’est d’ailleurs là qu’on trouve encore aujourd’hui la salle où il a vécu, et son lit-clos. Il y disposait d’une chapelle privée où se trouvait ce maître autel. Or l’autel auxiliaire qui ne lui correspondait pas du tout, bloquait la vue de ce maître-autel, avec ses beaux panneaux, aux fidèles. Voilà donc une série de raisons pratiques pour dire que nous préférions célébrer au maître-autel.

Je dois dire que je l’ai fait plusieurs mois avant que la chapelle ne soit mise en travaux pour sa restauration, et que cela m’a vraiment très bien convenu. Ensemble avec le peuple, on est vraiment tourné vers le Christ. Je ne célèbre plus avec le dos au Christ mais en regardant vers le Christ, qui est présent sous le sacrement de l’Eucharistie dans le tabernacle. S’il n’y avait que moi, on pourrait faire ça partout. C’est une chose qu’on ne peut évidemment pas imposer parce que le concile Vatican II a autorisé la présence d’un autel auxiliaire, et il y a également des raisons pratiques à cela – dans certaines églises ce serait impossible. Mais je trouve très beau de célébrer ainsi. Je trouve cela enrichissant.

Pensez-vous qu’il y ait un lien entre la culture de mort et la mort du culte ?

Oui, ce lien existe certainement. Pourquoi les Pays-Bas se sont-ils sécularisés si vite, au point d’être en tête des pays d’Europe sous ce rapport ? C’est le résultat de la croissance de la prospérité – une vraie trajectoire de comète au cours des années 1960. Et quel en fut le résultat ? Les gens prospères en viennent à pouvoir vivre sans dépendre d’autrui, ils peuvent devenir individualistes, et c’est ce qui s’est passé. Nous vivons au sein d’une culture hyper-individualiste. Les gens font peu de choses ensemble, à moins de ne pouvoir s’en passer, par exemple dans une association sportive ou lorsqu’il faut être à plusieurs pour défendre un intérêt collectif. Mais pour le reste, nous comptons beaucoup sur nous-mêmes ; c’est un phénomène très présent dans notre pays.

Que se passe-t-il dès lors chez le jeune individualiste ? Il se met pour ainsi dire sur un piédestal et voit les autres comme des gens qui l’entourent, sans plus ; il lui faut se distinguer d’autrui – il n’en a pas seulement le droit, mais le devoir. Et cela, il le fait aussi en choisissant ses convictions religieuses, sa vision de la vie, son ensemble de valeurs éthiques. En pratique, la vérité est que la plupart des gens se laissent tout simplement conduire par l’opinion publique, par ce qu’ils voient dans les médias ou sur les réseaux sociaux ou dans la publicité. Mais l’idée, c’est d’avoir le sentiment d’être autonome.

Un tel individualiste autonome n’a aucun besoin de quelqu’un qui le transcende.

Il n’en a pas besoin dans la société – l’Etat – et c’est ainsi que certains renoncent à se marier civilement et se contentent de vivre ensemble, justifiant cela en disant : « C’est notre relation, elle ne regarde les autres en rien. »C’est une conséquence de l’individualisme.

L’individualisme nous a également conduit à pousser Dieu à la marge, quand nous ne sommes pas devenus totalement athées. La plupart des Néerlandais aujourd’hui ne croient plus en un Dieu personnel. Et si vous ne croyez pas en un Dieu personnel qui est créateur, et qui est en fait notre Père à tous, alors vous ne croyez pas non plus que l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Les individualistes autonomes pensent qu’ils ont eux-mêmes le droit de disposer de leur vie – c’est l’euthanasie, l’aide au suicide – car ils n’ont plus besoin de cette conviction. Sans même parler d’un Dieu. La montée de l’individualisme, la disparition de la foi chrétienne ou du moins son affaiblissement, chez le plus grand nombre, ont certainement un lien avec l’apparition de la culture de mort. C’est une certitude absolue, le lien est en ligne droite.

Chez certains catholiques la tentation existe de se tourner vers d’autres Eglises chrétiennes – l’Eglise orthodoxe par exemple – en raison de la situation de confusion dans l’Eglise catholique. C’est le cas par exemple de Rod Dreher. Comment pouvons-nous lutter contre cela, pour nous-mêmes, et pour les autres ?

Cela a eu lieu également chez les catholiques néerlandais, non pas de manière massive, mais la chose s’est produite. Aux Pays-Bas, le mouvement pentecôtiste a fortement progressé jusqu’en 1995 environ. Nombre de catholiques l’ont rejoint. J’ai eu un jour la visite d’un homme qui m’a expliqué avoir été catholique jadis, avant de rejoindre l’Eglise réformée libérée. « Je vais aussi vous dire pourquoi. Dans ma paroisse, cela faisait 15 ans qu’on n’y parlait jamais de Jésus, ni du sens de la foi, et à un moment donné je me suis aperçu qu’à l’Eglise réformée libérée on en parlait bel et bien, et c’est pourquoi j’y suis passé », me disait-il. C’est une Eglise qui se trouve en grave crise depuis une quinzaine d’années et à mon avis, cet homme y aura certainement rencontré des difficultés à nouveau.

La paroisse catholique qu’il fréquentait jadis était très progressiste. A mon avis, on y parlait de faire du bien à autrui, l’accent était mis sur « l’action diaconale », mais de Jésus, on ne parlait pratiquement jamais. On ne parlait pas non plus de l’essence de la foi catholique – elle était passée sous silence. Cet homme a été privé de sa foi. C’est évidemment très triste qu’une personne ait pour cela renoncé à sa foi catholique pour rejoindre un groupement protestant orthodoxe, qui parle du Christ. Mais pour être honnête, je le comprenais dans une certaine mesure. Evidemment, cela est interdit, cela ne se fait pas, et objectivement, quitter l’Église Catholique est un péché. Mais une fois de plus, je crois que le Seigneur considère cela avec beaucoup de miséricorde parce qu’il sait bien que nous qui devons annoncer la foi en Jésus-Christ ne sommes souvent pas à la hauteur.

Heureusement les choses vont mieux maintenant grâce à la nouvelle génération de prêtres. Mais cette pensée reste chez nous très présente : ne devrais-je pas être encore plus explicite ? Encore plus clair ? Cela me paraît d’une singulière importance.

Il y a également des catholiques, souvent des catholiques un peu plus simples, qui sont passés chez les témoins de Jéhovah. Ceux-ci prennent la foi à la lettre, et aussi la Bible : ce sont des gens qui font du porte-à-porte et qui atterrissent donc aussi chez des catholiques qui se trouvent dans un état de confusion. Ceux-ci en viennent à penser : « Mais alors, c’est la vraie foi ! Enfin nous entendons de nouveau ce qu’on nous avait appris à la maison autrefois ! » Qu’il y ait aussi des différences, soit ils ne s’en rendent pas compte, soit ils pensent : « Eh bien, tout ceci pourrait bien être vrai parce que cela correspond davantage à notre foi que ce que nous entendons à l’église. » Oui, il y a eu des cas. Je pense d’ailleurs que cette tendance n’est plus très grande aujourd’hui, mais elle a été vraie il n’y a pas si longtemps, des années 1960 aux années 1990.

Pour répondre à la situation de confusion actuelle, comment pourrait-on selon vous réformer l’Eglise aujourd’hui ? Comment l’autorité peut-elle y remédier ?

Le pape est le principe de l’unité de l’Eglise tout entière ; l’évêque est le principe de l’unité de la foi et de la manière de vivre la foi dans son propre diocèse. C’est là que la clarté doit d’abord se faire : chez le pape et chez les évêques. Nous, évêques, nous dirigeons nos prêtres, nous les nommons, nous sommes responsables de leur formation. Ce sont de très grandes responsabilités et il nous faut les assumer, nous devons avoir le soin de la bonne formation des nouveaux prêtres. Et même des prêtres qui sont déjà en place ! Nous leur donnons des cours de formation sacerdotale. Ce sont autant de chances dont nous devons nous saisir en tant qu’évêques pour assurer qu’il y ait de bons prêtres, des prêtres clairs, qui annoncent l’Evangile d’une manière solide et fiable.

Je dois dire que l’actuelle génération de prêtres en fait déjà beaucoup pour expliquer la foi – comme je l’ai dit, c’est quelque chose que j’ai constaté chez les candidats actuels à la confirmation, bien plus au fait de ce que signifie ce sacrement qu’il y a une vingtaine d’années. Et c’est déjà un très grand pas en avant.

La liturgie est de plus en plus souvent célébrée selon le missel d’autel, alors même que les Pays-Bas ont été le vrai centre de la liturgie expérimentale. Pendant la deuxième moitié des années 1960, le nec plus ultra était d’improviser l’ensemble de la messe, et nous avions même commencé à apporter des modifications à la liturgie dès avant le concile Vatican II.

C’est chez nous que tout a commencé. Espérons que les Pays-Bas puissent être aussi un peu à la source d’un redressement. Je crois que nous avons pris le bon chemin mais nous pourrions en faire bien davantage !

Tiré de l'Homme Nouveau - Rédigé par Cardinal Eijk, propos recueillis par Jeanne Smits le