Fête du Christ Roi : Quas primas, toujours d’actualité ?

L’encyclique Quas primas a été rédigée en 1925 par le pape Pie XI, soit il y a près d’un siècle ! Alors que vient d’être publiée tout récemment la dernière encyclique du Pape François Tutti fratelli, il s’agit dans cet article de nous demander si le texte de Pie XI dont cent ans nous séparent est toujours d’actualité... Ne serait-il pas finalement plus urgent, plus profitable pour notre temps, d’extraire de Tutti fratelli (un long texte de 216 pages !) les meilleures pensées du Pape François ? La vérité se situe ailleurs : la qualité d’une réflexion se mesure à sa force prophétique et à sa capacité à se situer au-dessus du temps. S’il est trop tôt pour l’affirmer de la dernière encyclique de François – l’avenir seul nous le dira –, il est possible en revanche de l’affirmer sans fard à propos de celle de Pie XI.  Alors que l’empire de la confusion sème son ivraie au milieu du meilleur blé, la lecture ou relecture de Quas primas aura l’avantage de remettre les pendules à l’heure et les idées à l’endroit pour un grand nombre. Et en ce sens, prouvera sans peine son étonnante actualité.

Lorsqu’il rédige l’encyclique Quas primas, le pape Pie XI se fixe un objectif principal : instaurer une fête liturgique du Christ-Roi le dernier dimanche du mois d’octobre. S’il était possible d’honorer la royauté du Fils de Dieu le jour de Son épiphanie et de l’adoration des mages, le Saint-Père souhaite marquer la chrétienté au moyen d’une solennité liturgique spéciale. Le choix du dimanche n’a rien d’anodin. Estimant qu’il n’y a pas mieux qu’une solennité liturgique annuelle pour imprimer dans le peuple des fidèles des leçons divines, il oblige ainsi tous les baptisés à entendre chaque dernier dimanche d’octobre un enseignement sur la théologie du Christ Roi des nations. Son ambition ? Combattre le fléau du laïcisme en rappelant la dignité royale de Notre Seigneur Jésus-Christ : le Christ est Roi, partout, pour tous les peuples, pour toutes les sociétés. Pour Pie XI, il ne saurait y avoir en effet de paix durable tant qu’il n’y a pas de reconnaissance de la souveraineté de la “royauté sociale du Christ”. « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme » ? Autrement dit que sert à l’Etat de chercher à bâtir la paix dans la société sans reconnaître que le Christ en est le prince. Autant travailler à construire un hôpital sans y faire régner la médecine...

En matière de paix durable, le Saint-Père s’attache à caractériser trois types d’erreurs pour mieux les dénoncer :

  • Nier la souveraineté du Christ sur toutes les nations.
  • Refuser à l’Eglise son droit d’enseigner le genre humain en vue de la béatitude éternelle.
  • Assimiler la religion du Christ à toutes les fausses religions ou la placer sous l’autorité civile.

Finalement, à travers ces erreurs, on mesure combien le camp du bien et celui du mal ne se départagent pas en fonction d’un positionnement à droite ou à gauche au sein d’un hémicycle. La ligne de fracture ne se trouve pas sur un échiquier politique mais ailleurs... Dans son ouvrage L’empire du politiquement correct, l’essayiste québécois Mathieu Bock-Coté nous éclaire en citant le philosophe Paul Valéry : « Toute politique, même la plus grossière, suppose une idée de l’homme, car il s’agit de disposer de lui, de s’en servir, et même de le servir ». Oui ! La démarcation profonde entre les différentes façons d’ordonner la société se tire d’abord de la conception que l’on se fait de l’homme. Depuis le combat angélique, la chute de nos premiers parents et la trace du péché originel qui a poussé notamment Caïn à tuer Abel, on peut distinguer deux conceptions opposées de l’homme, une conception révolutionnaire et une conception contre-révolutionnaire.

Quas primas nous permet de prendre de la hauteur quant à la politique politicienne dans laquelle l’enthousiasme ou l’idéalisme peut se perdre. Le défi du règne du Christ ne dépend pas, d’abord, des jeux d’appareils ou de combinaisons électorales complexes. Il dépend d’une conception de l’homme. Depuis l’origine des temps, et la capacité d’organisation des hommes à s’établir en société, nous le savons avec saint Augustin : « Deux amours ont fait deux cités. L’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ». Au-delà du génie de la formule, le paradigme de l’engagement du chrétien au service de la cité n’a pas changé depuis un siècle, et c’est justement ce qui rend l’enseignement sur le Christ Roi criant d’actualité.

La conception révolutionnaire de l’homme plonge ses racines dans deux traits lucifériens : la soif d’indépendance et le goût de la révolte. L’esprit de la révolution, fondamentalement, consiste à croire que la cité idéale est réalisable ici-bas. Croire que l’homme est indéfiniment en progrès grâce à la science et la démocratie. Au final, sa bonté naturelle n’est entravée que par des structures sociales inadaptées qu’il convient, selon les écoles, d’abolir ou de modifier. Alors seulement enfin couleront pour tous le lait et le miel et, dans un merveilleux vivre-ensemble, l’agneau se couchera en paix près du lion...

Monseigneur Gaume, né en 1802 et mort en 1879, avait ainsi défini la révolution : « Si, arrachant son masque, vous lui demandez : qui es-tu ? Elle vous dira : Je ne suis pas ce que l’on croit. Beaucoup parlent de moi et bien peu me connaissent. Je ne suis ni le carbonarisme, ni l’émeute, ni le changement de la monarchie en république, ni la substitution d’une dynastie à une autre, ni le trouble momentané de l’ordre public (...). Ces choses sont mes œuvres, elles ne sont pas moi. Ces hommes et ces choses sont des faits passagers et moi, je suis un état permanent. Je suis la haine de tout ordre que l’homme n’a pas établi et dans lequel il n’est pas roi et Dieu tout ensemble. Je suis la proclamation des droits de l’homme sans souci des droits de Dieu. Je suis la fondation de l’état religieux et social sur la volonté de l’homme, au lieu de la volonté de Dieu. Je suis Dieu détrôné et l’homme à sa place, l’homme devenant à lui-même sa fin. Voilà pourquoi je m’appelle Révolution, c’est-à-dire renversement… » : l’essentiel est dit ! La révolution, c’est l’homme qui se fait Dieu. C’est l’homme qui refuse tout ordre qu’il n’a pas lui-même établi, qui refuse tout déterminisme.

A l’inverse, la doctrine du Christ Roi part du réel, celui de notre condition humaine. Elle rappelle le sens des priorités et réaffirme en quoi consiste le juste ordonnancement d’une société. En ce sens, sans doute davantage encore qu’en 1925 hélas, Quas primas apparaît plus que jamais d’actualité dans la société liquide dans laquelle nous sommes noyés. A l’heure où beaucoup sont frappés par la perte de repères solides, l’encyclique vient redire aux hommes d’aujourd’hui, de façon saisissante, une vérité largement oubliée : la cause profonde des calamités humaines réside dans le rejet du Christ de la sphère publique, privée ou familiale. Abandonnant l’évangile et l’enseignement de l’Eglise, une large part de l’humanité a préféré se livrer à elle-même pour le résultat que l’on sait. Désormais, dans leurs décisions, Dieu n’a plus voix au chapitre.

Quas primas redit l’importance du combat contre-révolutionnaire : aller à contre-courant reste l’apanage du chrétien. Dans le tumulte du combat politique et du fracas des idées, il appartient donc aux fils de l’Eglise de ne pas s’égarer sur la méthode pour bâtir le règne du Christ. Selon la formule connue de Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France publiées en 1797 : « La contre révolution ne sera pas une révolution contraire mais le contraire de la Révolution ».  Blessé par le péché originel, l’homme s’il est capable de Dieu et du sublime, n’en reste pas moins fragile individuellement. Et que dire socialement. Avec la conjonction des égoïsmes individuels, des passions et de toutes ses misères, le social reste par nature le décevant puisqu’il s’agit d’un corps de péché. L’art de rendre possible ce qui est nécessaire au Bien Commun, voilà le champ d’action de la haute et véritable politique. En rappelant la préséance de la royauté du Christ sur les sociétés, Pie XI n’ambitionne pas d’appeler à la construction d’un monde parfait mais plus modestement de remettre Dieu à la première place. Ce qui est, on en conviendra, un heureux commencement. Péguy disait très bien qu’on ne construira pas le Paradis sur la terre, mais que c’est beaucoup d’empêcher l’enfer de redéborder.

Le poète de la Beauce constatait encore que « Le spirituel fait son lit de camp dans le temporel ». L’oubli de la primauté du Christ sur la société a entrainé la sécularisation d’un nombre non négligeable de catholiques. Parmi eux, beaucoup ont fini par se convaincre que l’espace d’expression la parole de l’Eglise doit se cantonner aux sacristies ou aux chaires à prêcher. Tout au long des siècles, l’Eglise s’est pourtant toujours préoccupée de la vie des hommes. Il lui importe d’éclairer les consciences des uns et les jugements des autres parce qu’elle est désireuse de permettre à la personne humaine de vivre libre sous le regard de Dieu. Quas primas nous avait prévenu des incohérences du monde contemporain. L’encyclique offre encore pour notre présent le remède « pour qu’Il règne » ! Nous aurions tort de nous limiter à de seules considérations pieuses. Si notre monde va mal, c’est parce qu’il s’est affranchi du décalogue, des repères établis, tout au long des siècles, par la civilisation occidentale et chrétienne. Ora et labora, la prière et l’action culturelle : telle doit être notre réponse d’hommes de Foi face aux égarements de la postmodernité. « Malheur à l’insensé qui bâtit sa maison sur du sable ». Depuis le Christ, rien n’a changé. La parole du chrétien doit être celle qui donne du sens, qui revient au réel, qui s’inscrit dans le temps long parce qu’elle s’appuie sur le Christ Roi.

Le 1er juin 1941, le Pie XII rappelait, à l’occasion d’un discours prononcé le jour anniversaire des 50 ans de l’encyclique sociale du Pape Léon XIII Rerum Novarum, que « de la forme donnée à la société, conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le Bien ou le mal des âmes ». En appelant les baptisés à reconnaître et étendre le règne du Christ ici-bas, l’encyclique Quas Primas redit combien la politique, plutôt que de chercher à construire le paradis sur terre, consiste à endiguer le mal. Et, qu’en endiguant le mal, incontestablement le bien s’en trouve encouragé.