Un article de Rémi Fontaine dans "Présent" de samedi 14 août 2010

L’ENSEIGNEMENT DE L’EGLISE AU RISQUE DU MONDE

Les dernières campagnes contre l’Eglise et son chef visible ne doivent pas nous faire peur mais nous encourager à plus de solidarité chrétienne. Revenons ici sur un thème qui a fait l’objet d’une réflexion pour le dernier pèlerinage de Chrétienté.

L’enseignement de l’Eglise confronté au monde commence par un baptême de sang. Celui des premiers martyrs refusant soit les faux dieux soit le compromis avec le monde, ce qui revient au même : « Il y a 2000 ans, on avait déjà entrepris sur les rivages de la Méditerranée l’édification d’une sorte de Panthéon. Les chrétiens étaient cordialement invités à y faire entrer une statue de Jésus qui aurait côtoyé celle de Jupiter, de Mithra, d’Osiris, d’Attis ou d’Ammon. Le refus des chrétiens est le pivot de l’histoire… Nul ne peut comprendre le mystère de l’Eglise, nul n’est au diapason de la foi des premiers âges, qui ne mesure que le monde fut alors bien près de périr dans la fraternisation et la compréhension mutuelle de toutes les religions » (Chesterton).

Tout est dit : ce refus-pivot de l’histoire permettra en revanche Constantin, puis le baptême des nations et plus largement la chrétienté. L’enseignement de l’Eglise face au monde ne supporte pas trente-six solutions : il faut qu’Il règne ! Selon le mode propre de son Royaume. Ou bien cela donne (progressivement) la chrétienté (non sans trébuchements) ou bien c’est la persécution. La solution médiane du compromis mondain est un leurre qui est une grosse tentation présente (laïcité ouverte) sous l’apparence du bien, comme celle des premiers chrétiens. Louis Veuillot fait également le rapprochement : « Notre histoire est le récit du triomphe de Dieu par la vérité désarmée de toute politique humaine à l’égard des princes et à l’égard du monde. Les païens étaient libéraux. Ils ont beaucoup voulu s’arranger avec l’Eglise. Ils ne lui demandaient que d’avilir un peu son Christ et de le faire descendre au rang particulier de divin. Alors le culte aurait été libre ; Jésus aurait eu des temples comme Orphée et comme Esculape, et les païens eux-mêmes, reconnaissant sa philosophie supérieure, l’auraient adoré. »

La tentation s’est souvent reproduite dans notre histoire catholique de « s’ouvrir au monde » plutôt que de lui résister et le convertir, car c’est bien lui, en définitive, qui doit s’ouvrir à l’Eglise (comme le monde de Constantin ou de Clovis) et non l’inverse. Ce fut notamment une tentation avec les prétendues Lumières du XVIIIe siècle, l’humanisme du XVIe siècle ou encore celui de l’arianisme. Citons toujours Chesterton : « L’arianisme avait toute apparence humaine d’être la forme naturelle sous laquelle on pouvait prévoir la disparition progressive de la superstition constantinienne. La foi était devenue une chose respectable, puis une chose rituelle. Elle s’était ensuite transformée en une chose rationnelle : et les rationalistes étaient prêts à en effacer les derniers vestiges, tout à fait comme à présent. Lorsque le christianisme reparut soudain et les renversa, ce fut presque aussi inattendu que l’apparition du Christ ressuscité des morts. »

Aujourd’hui, les nouveaux laïcistes (comme les anciens païens) n’empêchent pas de croire en Jésus-Christ mais à la condition d’y croire seulement comme une opinion subjective, aussi respectable et aussi contestable que les opinions différentes ou contraires. C’est la condition paradoxalement dogmatique du pluralisme laïciste, à laquelle se plie aujourd’hui trop souvent une partie du clergé en aliénant la foi, sacrifiant à cette nouvelle idole profane du relativisme. Tel n’est pas l’enseignement de l’Eglise et sa pratique missionnaire. L’Eglise est une communauté (nécessaire à notre salut) qui agit (sur)naturellement dans la société politique en chrétienté (sacrale et non profane), sinon en contre-société ou contre-culture (en vue de la chrétienté), comme l’a rappelé Benoît XVI à Malte. « L’Eglise n’a pas pour tâche de faire du monde le Royaume, mais d’être fidèle au Royaume en montrant au monde ce qu’est une communauté de paix » (Hauerwas). On ne demande pas aux chrétiens d’éviter le désaccord avec le monde qui passe mais d’être fidèles à l’appel du Christ Roi, quoi qu’il en coûte, au risque de la dissidence.

C’est aussi la leçon de Péguy que Jean Madiran résume à sa manière : « Car mon jeune camarade, c’est un grand mystère, il ne suffit pas d’avoir la foi. Nous sommes faits pour vivre notre temporel en chrétienté. Ailleurs quand ce n’est pas le martyre physique, ce sont les âmes qui n’arrivent plus à respirer. »

Dans un monde apostat et de plus en plus sécularisé, la question se pose de savoir comment vivre l’enseignement de l’Eglise. Les premiers chrétiens précisément nous donnent l’exemple. Se reporter à la fameuse épître à Diognète, avec l’héritage en plus. C’est ce qu’on peut appeler un sain et légitime communautarisme (d’ouverture) ou ce que Benoît XVI nomme une « minorité créative » : « Je dirais que normalement ce sont les minorités créatives qui déterminent l’avenir et en ce sens l’Eglise catholique doit se sentir comme une minorité créative qui possède un héritage de valeurs qui ne sont pas des choses du passé, mais qui sont une réalité vivante et actuelle. L’Eglise doit actualiser, être présente dans le débat public, dans notre lutte pour un concept véritable de liberté et de paix… »

On a vu comment, lors du voyage du Pape en Afrique ou plus récemment encore, cette lutte, dans le contexte de la culture de mort, fait parfois irrésistiblement penser à la méditation sur les deux étendards dans les exercices spirituels de saint Ignace : « L’un de Jésus-Christ, notre chef souverain et notre Seigneur ; l’autre de Lucifer, ennemi mortel de la nature humaine. » Car c’est bien de cela qu’il est question aussi dans la confrontation de l’enseignement de l’Eglise au monde, dont il ne faudrait pas oublier le Prince qui le hante : « Deux amours ont bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu : la cité de la terre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi : la Cité de Dieu » (saint Augustin).

C’est la raison pour laquelle la présence de l’Eglise en ce monde, dans le débat public, ne peut se situer au sein de son Panthéon moderne ou même à son seuil où on l’invite toujours à faire un premier pas, mais hors de ce compromis avec le monde qui tourne, là seulement où elle peut espérer le faire (re)naître à une nouvelle vie, c’est-à-dire le convertir par la grâce de la Résurrection.

La question n’est pas d’être efficace à l’intérieur (de la majorité) et inefficace à l’extérieur (comme nous le chante une certaine inculturation à la modernité). Ou l’inverse. Elle est d’être (efficacement si possible !) partout, dedans et dehors, mais comme il convient : dans les limites du droit naturel et chrétien, sans compromission ni dialectique. Elle est de témoigner par-dessus tout d’une amitié chrétienne surnaturelle, prioritaire, cohérente et solidaire temporellement, au service de la vérité et de la charité, ennemie du mensonge et de la division. Une amitié au service du vrai, qui est connaturelle avec l’amitié politique au service du bien commun, dans ses collaborations comme dans ses résistances et ses refus nécessaires (principes non négociables). Même dans sa dissidence, le communautarisme catholique se vit, non pas comme un désengagement, mais comme une présence totale à ce qui se fait dans son pays comme dans le monde. Sa force est précisément dans cette présence homogène et missionnaire, comme l’avaient bien compris les premiers chrétiens ou leurs héritiers spirituels de l’Eglise du silence. Il faut que France et Chrétienté ressuscitent !

REMI FONTAINE Article extrait du n° 7157