Semer un grain, mais pour quelle récolte ?

Dans un texte en forme de lettre en réponse au président de la République, intitulé Le matin, sème ton grain (Bayard/Mame/Le Cerf), le président de la Conférence des évêques de France (CEF) aborde quatre axes de réflexion consacrés à nos modes de vie, sans jamais remettre en question le cadre mental de la laïcité qui a réduit l’Église à une simple organisation parmi d’autres.

Les analyses affluent sur la crise sanitaire que le monde vient de traverser et sur les leçons à en tirer pour réformer nos sociétés. Le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Mgr de MoulinsBeaufort, a voulu participer à cette entreprise en publiant un court texte, en réponse à la demande de contributions adressée aux responsables des cultes par le président de la République. C’est d’emblée dire que ce texte s’inscrit dans le cadre que nos institutions républicaines laïques laissent aux phénomènes religieux : ceux-ci sont limités à la sphère de la société civile et l’État, quant à lui, prétend transcender cette dernière. À aucun moment le successeur de la longue lignée des évêques de Reims, qui ont sacré les rois de France, ne remet en cause un tel cadre mental. Il ne s’agit pas de lui jeter la pierre car tel n’était pas le propos mais il peut être intéressant de voir si, prenant la parole à partir de la place qu’on lui laisse, il en profite pour un tant soit peu faire bouger les lignes.

Le constat d’un malaise

L’auteur part d’un constat, partagé par nombre de nos contemporains : « Quelque chose ne va pas dans notre mode de vie, dans nos façons de produire et de consommer. Comment changer ? » et il ajoute : « Autre chose est possible, avec la grâce de Dieu. » Il décline ainsi réflexions et propositions selon quatre axes : mémoire, corps, liberté et hospitalité. « Je les présente, dit-il, en espérant servir ainsi à une unité nationale plus forte. »

Le premier point consiste à faire mémoire de ce que nous avons vécu lors de cette crise, notamment de la manière dont notre rapport au temps a été modifié pendant le confinement. En contraste avec l’accélération du temps dans nos modes de vie, certains ont pu goûter la richesse de l’instant présent, « vivre l’intensité du temps au lieu de se laisser happer par le rythme frénétique de la consommation et de la production ». Le président de la CEF souhaite orienter le « mémorial » de cette expérience dans deux directions. Que chacun puisse avoir un logement digne (ce qui inclut aussi l’environnement naturel) et que le repos dominical puisse être davantage honoré. D’où la proposition concrète « qu’une fois par mois un dimanche soit “confiné” partout dans notre pays : un dimanche sans voiture ou sans dépasser un certain périmètre, sans commerces, sans travail productif, où tous soient appelés à chercher des activités accessibles à pied ou à bicyclette ou en transports en commun. » Ce qui est présenté comme une « suggestion », dans « un rêve éveillé », peut être lu comme appel à une vie plus contemplative où l’on goûte davantage le fait de demeurer. Comment sortir de cette vie liquide qui nous emporte dans des flux d’images, de soucis, d’informations souvent superficielles ? Comment sortir de cette perpétuelle captation de notre attention qui nous empêche de revenir à l’essentiel et d’être disponible à la Parole de Dieu ?

Rappel de ce qu’est le bien commun

Le deuxième axe est le corps, individuel et social. Pour sauver le premier, le second a été mis à mal par le confinement de toute la population. Comment articuler ces deux dimensions du corps ? Cela permet à Mgr de Moulins Beaufort de rappeler que le bien commun n’est pas la somme des biens individuels. Il n’est pas non plus «  la somme des biens communs (système scolaire, système hospitalier, système routier, distribution de l’eau ou de l’électricité, etc.), mais le bien dans lequel tous peuvent être en communion ». Et il ajoute : « Le corps social n’a pas à satisfaire les désirs de chacun, mais il devrait aider chacun à croire en son rôle propre, malgré ses manques et ses douleurs. ». La nécessaire participation de tous à la vie commune est requise mais on doit ajouter que celle-là, pour ne pas être formelle, doit être assumée par la pratique des vertus, au premier rang desquelles se trouve la justice. L’évêque de Reims s’insurge ensuite contre la manière dont de nombreux malades et mourants ont été ostracisés, en raison de règles ne prenant pas en compte l’intégralité des dimensions de la personne. Comment accepter que les aumôniers et visiteurs aient pu parfois être considérés comme « personnel non indispensable » ? Il rappelle alors à quel point la mort est partie prenante de la vie, et en quoi notre société cherche trop souvent à l’occulter en ne la considérant que comme un échec. La tentation de l’euthanasie s’inscrit dans cet oubli du sens profond de la mort qui est un passage que tous devront un jour vivre.

Un culte parmi d’autres…

Le troisième axe concerne la liberté et là, sans surprise, Mgr de Moulins-Beaufort s’inscrit docilement dans le droit commun : « Nous n’avons jamais réclamé un privilège ou une exemption des règles communes. Nous avons simplement demandé que les règles communes à toute la société s’appliquent à tous les cultes. » Si l’on considère que le vrai culte rendu à Dieu n’est pas une activité comme une autre, pourquoi alors ne pas contester ce principe laïciste ? On voit là que le nouveau président de la CEF assume l’héritage des équipes précédentes et ne semble pas prêt à faire bouger les lignes. L’intériorisation du régime mental qu’est la laïcité semble ici très profonde. À n’en pas douter, la manière dont « l’Église de France » se présente elle-même comme un « culte », et présente le culte comme une activité qui devrait être aussi permise que le commerce ou la réunion familiale, est signifiante de la conception (libérale) qu’elle se fait de la liberté. Certes, Mgr de Moulins-Beaufort critique la manière dont l’État a utilisé son autorité mais il n’interroge pas les présupposés profonds de celle-ci. En appeler à la responsabilité des citoyens est nécessaire mais cela ne suffit pas. La liberté de l’Église a une dimension institutionnelle car elle est responsable de ses choix devant Dieu et non devant l’État. L’Église est bien antérieure à l’État et elle a trop tendance à l’oublier.

Enfin, le dernier axe porte sur l’hospitalité. Et nous avons alors droit, parmi quelques belles remarques sur le lien humain, au couplet épiscopal habituel sur les migrations, en l’occurrence à un appel à faire preuve d’hospitalité envers les immigrés sans papiers travaillant au noir ! La captation de l’hospitalité biblique pour penser le phénomène complexe des migrations est révélatrice de la confusion mentale d’une grosse partie de nos dirigeants nationaux, légitimée par les évêques. Ce n’est pas nouveau mais on aurait pu espérer que la crise de la mondialisation, dont la pandémie est un symptôme supplémentaire, puisse être l’occasion d’une prise de conscience. Il faudra attendre d’autres signes.

Thibaud Collin - Homme Nouveau n°1714 du 20 juin 2020