"Jésus de Nazareth"

Le dernier livre de Benoît XVI

Benoît XVI - “Jésus de Nazareth”

Le livre d’un pape théologien

Un article de Jeanne Smits dans "Présent"

2011.04.16_BXVI_Jesus_Nazareth_b.jpgLe deuxième tome de l’étude de Benoît XVI – et en même temps du professeur Joseph Ratzinger – sur Notre Seigneur, Jésus de Nazareth, a été publié en France pour coïncider avec le début du carême, et c’est un choix opportun. C’est une lecture qui plongera le fidèle dans la contemplation du Christ souffrant, depuis le moment de son entrée dans Jérusalem sur un ânon, au milieu des acclamations qui l’identifient comme le Fils de David, jusqu’à l’Ascension, mais la plus grande part du texte s’attarde avec amour et respect sur le drame de la Passion.
Voici donc que le Pape lui-même, tel un maître bienveillant, nous prend par la main et nous donne de suivre pas à pas sa vision et sa méditation de l’événement central de l’histoire des hommes. Pas de doute en effet : nourrie par l’érudition de l’exégète et du savant, la foi qu’il doit sauvegarder et transmettre en tant que successeur du premier d’entre les Apôtres est ce qu’il cherche à offrir et à faire partager.
Le choix du titre en est le premier signe. Jésus de Nazareth renvoie non à un personnage éthéré, voire hypothétique, ou encore redimensionné par ses disciples en vue d’une prise de pouvoir abusive – on connaît la chanson – mais à un homme de chair et de sang, un être historique que les Evangiles et toute l’Ecriture sainte présentent dans sa réalité. Une réalité véritablement extraordinaire, prend soin de souligner Benoît XVI, puisqu’elle s’achève dans une dimension à laquelle l’homme n’a pas accès et qui était même, pour les disciples de Jésus, inimaginable avant sa Résurrection.
Il fallait que notre Pape estime important d’insister ainsi, longuement, sur l’historicité de Jésus-Christ et l’exactitude des Evangiles pour consacrer, malgré sa charge apostolique, un temps si considérable à la rédaction d’une telle œuvre. D’aucuns, même, le lui ont reproché. N’avait-il pas mieux ou en tout cas autre chose à faire que de s’enfermer pour écrire, pas même une encyclique ou un discours mais une œuvre d’exégèse (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) ?
Et puis, dans ce choix de publier, comme le ferait n’importe quel professeur d’université, quelle est la part de la satisfaction personnelle de l’enseignant humainement un peu contrarié par les postes qu’on lui a imposés, à qui l’on a volé sa retraite tranquille pour le jeter parmi les responsabilités et les soucis du gouvernement de l’Eglise ?
Cette question-là paraît vaine, toutefois, au vu du propos de Benoît XVI qui est, on le sait, de faire respecter une « herméneutique de la continuité » : s’il apparaît comme signataire de Jésus de Nazareth « aux côtés » de Joseph Ratzinger c’est peut-être pour cela, pour couper court une fois pour toutes aux divagations destructrices de ceux qu’il appelle dans le livre les « nouveaux théologiens ».
Il y a un paradoxe en effet à présenter une œuvre de théologien au grand public, comme cela se fait avec ce Jésus de Nazareth qui a fait l’objet de conférences de presse officielles, de lancements nationaux, d’éditions de best-seller, et d’un franc succès de librairie dans bien des pays du monde. La logique aurait voulu – s’il s’était agi de Ratzinger seulement, tout cardinal qu’il fût – quelque chose de plus confidentiel, de mieux « ciblé » sur les « intellectuels » ou à tout le moins diffusé comme ses précédents ouvrages, même plus « populaires », dans les procures et les librairies catholiques institutionnelles. A l’heure où je vous parle, Jésus de Nazareth, livre d’exégète et livre savant, est sur le comptoir de la boutique de mon marchand de journaux, et la pile a bien diminué.
C’est dire l’impact possible d’un tel ouvrage, parce que c’est le Pape, parce qu’il y a, réellement, une soif de vérité.
En l’occurrence, l’importance de son livre se lit pour une grande part dans les thèses qu’il réfute, celles d’une exégèse historico-critique qui a si largement débordé du domaine où se situe et se circonscrit sa légitimité. Notre pape est allemand, il connaît bien ces théologiens-là (mais aussi d’autres germanophones plus orthodoxes), qu’il cite presque exclusivement. Il a évidemment travaillé en sa langue maternelle. Il connaît leur capacité de nuisance, même s’il respecte les cheminements de leur pensée.
Pêle-mêle, il explose donc les théories selon lesquelles le Christ n’aurait pas prononcé les paroles de la consécration du pain et du vin lors de la Dernière Cène. Celles qui en font un révolutionnaire socialiste. Celles qui doutent de sa Résurrection réelle et corporelle. Celles qui ne le voient plus comme l’Agnus Dei, l’agneau pascal sacrifié pour racheter l’humanité de ses fautes. Celles qui voient la naissance de l’Eglise comme la lente élaboration d’idées nouvelles au sein du judaïsme sans grand rapport avec la volonté réelle du Christ.
C’est peu de dire que ces idées fausses ont pollué non seulement l’atmosphère de bien des facultés de théologie : elles ont débordé dans les chaires, envahi les parcours catéchétiques, ramolli les cervelles, dénaturé le message certain du Christ que ses apôtres sont chargés de préserver et de transmettre. Si d’une certaine façon, on peut être surpris de voir ces propos de théologiens portés à la connaissance des simples fidèles, nombreux à ne pas s’y intéresser et peut-être même à ne pas en saisir tout le sens, il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas de querelles. Mais de prises de position vitales pour que Jésus de Nazareth soit considéré et adoré comme Il est : vrai Dieu et vrai Homme, livré à sa Passion pour être l’unique Grand Prêtre et le Sacrifice parfait, véritablement ressuscité d’entre les morts non à la manière de Lazare qui ne revint qu’à la vie mortelle pour prolonger de quelques années sa présence terrestre, mais pour entrer dans une gloire qui donne une nouvelle dimension, inimaginable pour nous, à l’existence corporelle.
On comprend dès lors que le Saint-Père ait mis la charrue avant les bœufs, abordant à sa manière sérieuse et précise, et longuement, les derniers jours du Christ sur terre avant d’être emporté, non pas dans l’au-delà intergalactique, mais dans la « nuée », qui symbolise l’ombre de Dieu et marque son retour à la droite du Père, d’où sa présence demeure proche, particulièrement dans l’Eucharistie. Benoît XVI se félicite d’avoir « enfin » (et non pas « finalement », comme le dit un peu improprement la traduction, me semble-t-il) pu « présenter au public » ce deuxième tome de son œuvre, et laisse à plus tard, peut-être, l’écriture d’un « petit fascicule » consacré à l’enfance de Jésus. C’est bien un moment qu’il attendait et qu’il jugeait important.
De fait, ce professeur respecté opère une petite contre-révolution en lisant les Evangiles comme s’ils rapportaient exactement le témoignage d’hommes qui ont vécu les événements qu’ils relatent ou les tiennent de première main, ce témoignage étant lui-même texte absolument sûr pour laisser passer la lumière de la vérité. C’était un point de vue assez largement abandonné parmi des théologiens qui comptent, hommes d’influence qui dans les mortels excès de leur doute systématique, finissent par apparaître comme des destructeurs pédants et secs. Ce sont la Foi, la Tradition et la patristique qui irriguent la lecture du Nouveau Testament et de l’Ecriture Sainte par Benoît XVI, et il revendique et affirme la justesse de cette lecture. Cela lui permet en même temps d’écarter une approche trop « contemporaine » des réalités de la vie et de la mission du Christ : notre temps, explique-t-il, ne supporte pas l’idée de sacrifice, de propitiation, d’expiation – il se charge donc d’expliquer en quoi Jésus, Fils de Dieu, par son obéissance parfaite, est le seul qui puisse efficacement nous racheter et remettre de l’ordre face à l’« absurdité » du péché et du refus de Dieu.
Mais sa lecture tient compte de la psychologie des hommes : celle des apôtres. Comment comprendre l’étonnement et la capacité des apôtres à témoigner jusqu’au sang de la Résurrection du Christ s’il s’était agi d’un événement humainement saisissable comme celle de Lazare. Comment comprendre que les tout premiers chrétiens ont dès le Vendredi Saint saisi qu’il ne pouvait plus y avoir de sacrifice agréable à Dieu, sinon celui-là, s’ils n’y avaient vu la véritable Pâque ? Or ils ont immédiatement abandonné la pratique des sacrifices au Temple. Comment imaginer que les premiers apôtres, juifs, aient pu si rapidement abandonner la pratique du sabbat au profit de la sanctification du « Jour du Seigneur », le jour de la Résurrection du Christ, s’il n’y avait eu une perception presque immédiate de la signification de ce qui s’était réellement passé ?
De cela et de bien d’autres passages de Jésus de Nazareth, on retire de véritables joyaux capables de nourrir la prière et de mieux ouvrir le regard sur notre Sauveur. La rigueur de la pensée n’empêche pas la profondeur de l’amour. Alors que la Semaine Sainte approche, on pourra s’y plonger, sans s’étendre davantage sur la polémique à propos de la présentation du rôle des juifs dans ce livre puisque le Pape nous invite avant tout à considérer notre rôle – à chacun de nous – d’accusateur et de bourreau dans la Passion du Christ par chacune de nos fautes.
Un regret ? Le choix de la Bible de Jérusalem pour la traduction française des citations de l’Ecriture Sainte. Mais comme Jésus de Nazareth invite à se plonger dans les Evangiles pour mieux les connaître et un peu mieux les méditer, rien n’empêche d’en choisir une autre.

Benoît XVI, Jésus de Nazareth (tome 2 : De Nazareth à Jérusalem). Editions du Rocher, 349 pages.


JEANNE SMITS
Article extrait du n° 7330 du samedi 16 avril 2011