Benoît XVI : Un acte souverainement libre

La réaction de Jacques Trémolet de Villers

Deo Gratias« Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus » (Jn 16, 16).
Il y a chez notre Pape qui s’en va ce que je ne peux nommer autrement qu’un « certain charme ». Dans le sourire, dans l’œil qui pétille et sourit aussi, avant la bouche, dans le sourcil et le doigt qui se lèvent ensemble pour signifier le double plaisir de comprendre et de faire comprendre, dans la démarche, ailée, avant qu’elle devienne hésitante… d’où vient ce charme ? De l’intelligence ? Sûrement. Mais l’intelligence brille, illumine, parfois scintille jusqu’à l’éblouissement… elle ne charme pas. La bonté ? Sûrement, encore, mais la bonté alliée à l’intelligence – caritas in veritate, veritas in caritate – c’est tout ou presque tout… ce n’est pas encore le charme. Platon nous dit que seule la Beauté a su allier à la splendeur de la Vérité le charme le plus aimable. Mais qu’est-ce que la Beauté ? Avec tout le respect que l’on doit au « divin Platon », pour la question que pose le charme de Benoît XVI, sa formule reste abstraite.

Alors ? Un mot est venu sur toutes les lèvres, ou presque toutes : l’humilité – « car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29), donc, avec ce qui accompagne l’humilité, la douceur. Benoît XVI est un doux. Donc il est fort. Il est humble. Donc il est joyeux. Son intelligence brille sans éblouir. Du coup, il est libre.

Il a posé, le jour de la Fête de Notre-Dame de Lourdes, un incroyable acte de liberté. Au-dessus du Pape, il n’y a rien ni personne sur cette terre. Ou il y a Dieu, ou c’est le néant absolu. « Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude… » Pas d’autre référent, pas d’autre directeur spirituel, pas d’autre confesseur, pas d’autre conseil que « Dieu et ma conscience », « examinée à diverses reprises… » (rien d’un coup de tête, de cœur, de déprime). Cette liberté, surprenante d’audace, de nouveauté, d’inédit, d’inouï, de jamais vu, jamais lu, est, en même temps, tranquille et douce, pacifique et pacifiante. Elle nous donne cet instant, lui aussi unique, que l’histoire de l’Eglise ne connaissait pas encore et ne connaîtra peut-être pas une seconde fois, d’un pape qui s’en va, doucement, de son vivant.

Quand j’écris ces lignes, au mercredi des Cendres, il reste quinze jours. Quand elles paraîtront, il en restera huit, au moment où vous les lisez. Un demi-mois, une semaine du plus petit mois de l’année, au début de Carême, où le Pape, vivant en pleine possession de son intelligence et de sa volonté, libre de toute contrainte mais conscient de l’amoindrissement de sa vigueur, s’en va. Il faudrait être poète pour saluer ce temps hors du temps où « le doux Christ de la terre » qui a renoncé à sa charge prend encore le temps de rester avec nous un peu de temps, et détermine ainsi lui-même le jour et l’heure – « 28 février 2013 à vingt heures, où le siège de Pierre sera vacant ».

« Quant à ce jour et à cette heure-là, nul ne les connaît, pas même les anges des cieux… » (Mt 24, 34). L’humble et doux Benoît n’a pas fixé la date et l’heure que le Père est seul à connaître du jugement du monde, mais celle de cette vacance du siège pontifical qui jusqu’à lui se confondait avec l’heure de sa mort. On n’en finit pas d’admirer la force de cette humble et douce liberté.

Sommes-nous libres ? dit le philosophe inquiet. Ne sommes-nous pas déterminés invinciblement par nos gènes, nos humeurs, nos angoisses ou nos passions, notre éducation, la terre où nous sommes nés, celle sur laquelle nous vivons et les mœurs des hommes qui nous entourent ? Où est l’acte libre ? dit André Gide qui ne le voit que dans le meurtre gratuit du « passager de train innocent et inconnu qu’il tue pour la seule raison qu’il a aucune raison de le tuer ». Pour André Breton, être libre, c’est « descendre dans la rue avec un revolver et tirer sur n’importe qui… ». Pour Hollande et sa clique, c’est changer, par une loi, la nature de l’homme et de la femme. Mais Gide est conditionné par la pire contrainte qui soit, celle de l’absurde. Breton, lui, est esclave de sa fureur et Hollande de ses promesses électorales. Benoît XVI est libre et la preuve concrète du caractère souverain de sa liberté est dans cette extraordinaire maîtrise de l’avenir.

« L’avenir, l’avenir est à moi !
« Non ! Sire, l’avenir n’est à personne !
« L’avenir est à Dieu ! »

Bien sûr le Seigneur peut abréger cette semaine car Benoît XVI n’a disposé que de sa charge et non de sa vie. Il n’a pas empiété sur la liberté supérieure du Maître du temps et de l’histoire, mais, avec sa permission, il a quand même, en conscience et devant lui, posé cet acte souverain. Il faut souhaiter que les générations qui viennent méditent cet acte, et nourrissent leur mémoire de la leçon de ce témoignage. Par le plus grand renoncement à la plus haute charge qui soit, un homme a gagné la plus grande liberté qui puisse être donnée à l’homme, celle de fixer lui-même dans l’avenir le jour et l’heure de sa succession.

Je reviens au charme et aux poètes. Benoît dont les doigts, chaque jour, caressent les touches d’un piano, va-t-il goûter cette « musique à votre cœur calme où vous reposer » quand « tout à ses pieds las redeviendra de mousse » ? Ou va-t-il consacrer le temps qui lui reste – et dont Dieu seul est maître – à prier « Jésus régnant qui n’a ni fin ni cesse » ? L’un n’exclut pas l’autre. Quand l’empereur de Rome mourait, il devenait dieu. Le pape, qui lui succède et a donné à Rome une magistrature d’une ampleur telle qu’aucun César n’a pu l’imaginer, pour mieux s’approcher de Dieu, se dépouille de lui-même et se fait petit enfant. Benoît s’est effacé. Revient Joseph.

Nous l’imaginons, aux premières frondaisons du printemps romain, blotti dans son couvent, entre musique et oraison, la plume à la main pour achever de transcrire en mots une méditation, nous enseignant encore et priant l’Esprit-Saint de donner intelligence et vigueur à son successeur. Les religieuses veillent sur lui avec cette délicatesse dont seul un cœur féminin peut être la source. Celui qui fut notre « doux Christ de la terre » abandonne le soin de son corps aux mains des saintes femmes avant de remettre son esprit dans les mains de son Dieu. Notre « Très Saint-Père » s’est fait humble grand-père. La douce paix du soir s’étend sur le Vatican, sur l’Eglise et sur le monde, ultime don, dernier cadeau à ses petits-enfants.

JACQUES TREMOLET DE VILLERS

"Présent" - n°7796 en date du 20 février 2013