Jacques Trémolet : La mondialisation de l’indifférence

Retour sur les propos du Pape François à Lampedusa

Comme nous sommes devenus frileux, inquiets, peureux devant les exigences radicales de la Révélation ! Je lis de toutes parts des explications embrouillées sur le sens des paroles du Pape à Lampedusa. Un peu comme les prédicateurs qui nous expliquent qu’en réalité il faut comprendre que Jésus n’a pas dit ce qu’il a dit dans le passage d’Evangile que nous venons d’entendre, mais qu’il a dit ce que le prédicateur lui fait dire, qui est beaucoup plus convenable et beaucoup moins bouleversant.

Qu’a dit le Pape à Lampedusa ? « La culture du bien-être, qui nous amène à penser à nous-même, nous rend insensibles aux cris des autres, nous fait vivre dans des bulles de savon, qui sont belles, mais ne sont rien ; elles sont l’illusion du futile, du provisoire, illusion qui porte à l’indifférence envers les autres, et même à la mondialisation de l’indifférence. Dans ce monde de la mondialisation, nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence. »

Dans mon village de la montagne corse, qui ne vaut pas plus cher qu’un autre village, qui n’est pas plus chrétien que les autres et que la recherche de l’argent occupe autant qu’elle occupe, depuis toujours, des îles pauvres de la Méditerranée, personne ne pourrait être dit indifférent aux cris de son voisin. Les morts, les maladies, plus nombreuses que les naissances et les mariages, n’ont pas épuisé la faculté de sentir, à condition que la douleur soit proche, visible par les yeux et non par un phénomène de télé-vision. La souffrance vue à la télé n’est pas la souffrance. Plus on en voit et moins on ressent. La banalité, l’habitude l’emportent sur le choc… et d’ailleurs… ce n’est pas du vrai. La seule vraie souffrance est celle qu’on voit, qu’on sent, qu’on touche. Frédéric Ozanam, quand il voulut que les étudiants de Quartier Latin sachent ce qu’était la misère humaine, ne s’est pas contenté de leur parler.

Il les a emmenés de l’autre coté de la Montage Sainte-Geneviève, dans le Quartier des Gobelins et de la rue Mouffetard, où les familles s’entassaient à huit ou dix dans une pièce, sans eau et sans chauffage. Il a voulu qu’ils respirent, de leurs narines, l’odeur des pauvres qui souffrent de la saleté, de la faim et de la misère. Il ne leur a pas demandé de jeter leurs habits de jeunes bourgeois, ni de brûler les hôtels particuliers où ils vivaient, Faubourg Saint-Germain, mais simplement de venir, de voir, de toucher, et de secourir. Ainsi fit avant lui saint Vincent de Paul, qui donna son nom à ses « conférences » et qui conduisait les dames de la Cour et les jeunes filles de la noblesse aux pieds de « Nos seigneurs, les pauvres ».

L’indifférence va avec la mondialisation et si nous voulons briser le cri de l’indifférence, il faut rompre avec l’illusion de la mondialisation, illusion qui a tué ce qui est le cœur même du message évangélique : le prochain. Le sens du prochain, qui déjà avait déserté le cœur du prêtre et celui du lévite, mais était demeuré vif dans le cœur du samaritain, est à l’opposé absolu de la mondialisation.

Il y a, entre les deux, incompatibilité totale. L’amour du village, de la petite ville, du quartier, de la province, du canton, de la patrie est le vrai chemin vers le prochain et le lieu privilégié en même temps que naturel, de l’exercice de la charité.

Alors « la culture du bien être » qui n’est que l’individualisme mis en pratique s’évanouit parce qu’elle est tout simplement impossible. Son caractère illusoire la fait crever comme la bulle de savon.

Personne ne trompe longtemps personne dans un village et tous sont contraints – noblement contraints – de se supporter, et, globalement, il faut que l’amitié l’emporte sur la haine, pour que la vie demeure possible. Lampedusa est un signe de la folie de notre temps qui a oublié ces réalités premières. Lampedusa est le signe irrécusable de l’échec immense et monstrueux de la politique moderne qu’il faut plutôt appeler une absence de politique. La mondialisation elle-même est la conséquence de la disparition, à l’échelle du monde, de l’art politique, qui est la marque même de l’homme « animal social et politique ». Animal qui sait construire des cités et des Etats et non loup errant en hordes, sans feu ni lieu.

Comprendrons-nous enfin ce cri du Vicaire du Christ : « Père, nous te demandons pardon pour ceux qui, par leurs décisions au niveau mondial, ont créé des situations qui conduisaient à ces drames ! »

La mondialisation ne date pas d’aujourd’hui. Au temps de Notre-Seigneur, l’Empire romain était le monde connu. Rome avait fait la mondialisation. Mais avec toutes les tares du monde païen, au moins le génie romain avait-il compris qu’il fallait que les hommes demeurent dans leurs villes et leurs états, dans leurs provinces et leurs campagnes. L’assistance aux plus pauvres y était considérablement développée, mais elle était municipale, chose de la commune, honneur de la cité, qui ne voulait pas qu’on puisse dire d’elle qu’elle abandonnait ses enfants…

Sans connaître encore l’Evangile, celui que saint-Augustin appelait « l’auguste empire romain », avait su respecter les conditions d’un ordre naturel.

L’abandon de cet art politique qui, chez nous, fut l’art capétien, celui qui sait créer des « espaces de paix et de sociabilité » comme disait le professeur Chaunu, est le crime majeur de nos dirigeants. Aveugles qui conduisent d’autres aveugles ! Ne réduisons pas ce cri tragique du Pape François à une sorte d’évangélisme désincarné ! Il a mis le doigt sur la plaie du monde moderne, qui est le déracinement. Déjà Simone Weil, il y a soixante-dix ans, disait que « le besoin d’enracinement est le besoin le plus puissant et le plus méconnu de l’âme humaine ». Mais comment le satisfaire ce besoin, si la politique, qui est l’art du gouvernement de la cité, n’existe plus ? Si, seul commande le jeu des intérêts et des pouvoirs, pour qui les masses humaines sont, comme disait Marx, « des forces ». Non pas des hommes, et donc des pauvres et des malheureux, comme tous les hommes, mais des forces à mettre en mouvement, au service d’une idée, d’un rêve, d’un pouvoir, d’un prétendu bien être, d’une volonté de puissance…

« Rendre service ! », telle était la devise des premiers capétiens Ce pape François porte bien son nom qui nous fait mesurer, par contraste, la sagesse humaine de ce royaume de la terre que nous avons, dans notre folie d’enfants trop gâtés, méprisé et que nous ne parvenons pas à reconstruire. Et, nous voici,

Privés de paix et d’espérance :
Car digne n’est de posséder vertus,
Qui mal voudroit au royaume de France !

ainsi chantait un autre François, il y a plus de cinq siècles, mauvais garçon mais vrai chrétien parce que vivant de tout son être, dans son Paris, dans ses prisons, dans ses écoles, et dans ses cabarets, dans ses églises et dans ses « bourdeaux », chez le Prince Charles d’Orléans, ou chez la Grosse Margot, dans de vrais lieux d’amour et de misère, et pas dans « les bulles de savon » du culte du bien-être, encore moins dans l’indifférence de la mondialisation.

Merci, Très Saint-Père !

JACQUES TREMOLET DE VILLERS

"Présent" - n°7901 du 24 juillet 2013