Périphéries et îlots de résistance

Rémi Fontaine commente un aspect de l'encyclique du Pape François

L’abbé de Tanoüarn estime que c’est en politique que le pape François se révèle dans Evangelii gaudium, par sa dénonciation de l’ensemble du système économique et social dans lequel nous vivons (cf. Monde et Vie). Assurément. Mais, à la différence de Benoît XVI, il prêche davantage, nous semble-t-il, en pasteur moral (soucieux du bien personnel de ses ouailles) qu’en pasteur politique (soucieux du bien commun de l’Eglise). D’où l’impression qu’ont certains d’entendre un curé de campagne plutôt que le chef visible de l’Eglise.

La radicalité évangélique qu’il propose moralement par la « révolution de la tendresse » n’était pas exempte, bien sûr, du discours de Benoît XVI. Mais elle s’inscrivait aussi chez lui dans une prudence politique qui semble moins flagrante chez François.

Le courage des îlots


Le nouveau pape appelle sans cesse à aller aux « périphéries existentielles ». Il déclare même qu’il préférerait « une Eglise accidentée, blessée et sale pour être sortie dans les rues, plutôt qu’une Eglise malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités ». Benoît XVI parlait, lui, du « courage de créer des îlots, des oasis, puis de grands terrains de culture catholique, dans lesquels vivre les desseins du Créateur ».

Les deux propos ne sont pas contradictoires, si l’on sait exercer ce discernement que demande justement d’avoir le Saint-Père. L’agir suit l’être, en bonne philosophie. L’agir missionnaire suit l’être (identitaire) d’une communauté. Pour que des âmes missionnaires puissent se lever et se multiplier en terres étrangères, périphériques, il faut nécessairement des « centres » où se former.

Le jésuite qu’est François sait bien, par l’histoire prestigieuse de son ordre, qu’on n’envoie pas des missionnaires en de tels espaces, souvent hostiles, sans une formation profonde, une compétence spécifique. « Il ne suffit pas d’avoir la foi… », disait Péguy. Certes, les terres lointaines à convertir au Christ nous ont aujourd’hui rejoints : nous les avons à domicile ! Y aller en sortant dans la rue, comme y incitait Madeleine Delbrêl, ne dispense pas pour autant les catholiques de ces communautés de base alternatives que nous comparons à des anticorps ou désignons encore sous le concept analogique de « sain et légitime communautarisme » (1).

Pour bien atteindre et toucher ces périphéries éclatées, il faut reconstituer des cercles consistants, « à contre-courant », des espaces de protection qui sont le contraire d’un repli frileux. C’est aussi comme cela que grandit l’Eglise, « par attraction » et non par « prosélytisme » : « L’Eglise n’évangélise pas si elle ne se laisse continuellement évangéliser » (François). « Nous avons besoin d’îles où la foi en Dieu et la simplicité interne du christianisme vivent et rayonnent ; d’oasis, d’arches de Noé dans lesquelles l’homme peut toujours venir se réfugier », résumait Benoît XVI dans Lumière du monde. L’Eglise, ajoutait-il, cherche à offrir « des zones de protection dans lesquelles la beauté du monde, la beauté de l’existence possible, devient de nouveau visible en contraste avec tout ce qui est abîmé autour de nous ».

Car, loin d’être égoïste, fermé sur lui-même, accroché à sa propre sécurité, le bien de telles (micro-)chrétientés est diffusif de soi. La preuve précisément par ses missionnaires : des témoins qui n’hésitent pas à aller jusqu’à l’accident suprême du martyre pour cette diffusion. Qu’on pense également au témoignage actuel des communautés chrétiennes en Orient, dont les refuges lumineux n’ont vraiment rien de confortable ni de sécuritaire !

Structures de péché


Ce que Jean-Paul II nommait « les structures de péché » a changé la donne politique pour les catholiques. Sauf vocation exceptionnelle, il faut aujourd’hui appliquer à certaines personnes morales (sociétés humaines) ce que Don Bosco recommandait à ses jeunes devant certaines personnes physiques (mauvais compagnons) : « Fuis si tu veux sortir victorieux », disait-il en citant saint Augustin. Au risque de la dissidence et de l’opprobre. Par de nombreuses autres citations, le pape François en est bien conscient moralement. Mais on aimerait qu’il développe davantage, dans le même sens que Benoît XVI, l’aspect politique de cette situation nouvelle pour les chrétiens.

(1) Cela peut aller de « la ferme » du P. Guy Gilbert (interrogé dans le dernier France catholique) au village scout de Riaumont en passant par les écoles hors-contrat, toutes ces activités éducatives, culturelles, civiques que développent à contre-courant des catholiques comme refuges attractifs, générateurs de témoins et missionnaires.

REMI FONTAINE
"Présent" n°7999 du jeudi 12 décembre 2013