Etat de droit et lutte contre le terrorisme

Un article de Thibaud Collin pour "l'Homme Nouveau"
Une réflexion fondamentale sur le bien commun, fondement de l'état de droit : "Le bien commun ne se réalise pas en déconnectant la pratique politique de la justice mais en replaçant le droit positif à sa juste place comme concrétisation du droit naturel selon des circonstances changeantes."

Un article de Thibaud Collin pour "l'Homme Nouveau"
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Face à la déclaration de guerre de l’État islamique ne peut-on penser que la France se trouve dans une situation exceptionnelle nécessitant des mesures de sécurité en rapport avec la dangerosité de la menace ? Les fameux « fichiers S » sont-ils contradictoires avec les principes de notre droit ? Ou la recherche du bien commun ne justifie-t-elle pas de passer outre une législation rigoriste ?

Pour lutter efficacement contre la menace terroriste, faut-il par prévention placer en détention administrative certains individus « fichés S » ? Est-ce une atteinte à ce que l’on nomme l’État de droit ou au contraire est-ce une mesure de bon sens ? Ceux qui s’y opposent sont-ils coupables d’angélisme ou au contraire sont-ils les gardiens d’un ordre humain refusant l’arbitraire du pouvoir ? À situation exceptionnelle, décision exceptionnelle et suspension temporaire de l’ordre juridique ? Ou bien faut-il résister à la tentation de perdre son âme et de sombrer dans l’arbitraire auquel nous provoquent les terroristes ? Afin de répondre à ces questions, il convient tout d’abord de comprendre ce que désigne ce fameux « fichier S », de saisir ce que l’on entend par État de droit et enfin de déterminer les moyens justes et prudents d’assurer la sécurité et la paix de notre pays.

Le « fichier S » (pour sûreté de l’État) est une des catégories du fichier des personnes recherchées (FPR) ; il existe aussi les fichiers M (pour mineurs fugueurs), V (pour évadés) ou encore T (pour débiteurs du Trésor). Environ 400 000 personnes figurent dans ce FPR créé en 1969. La « fiche S » vise, selon la loi, des individus « faisant l’objet de recherches pour prévenir des menaces graves pour la sécurité publique ou la sûreté de l’État, dès lors que des informations ou des indices réels ont été recueillis à leur égard ». Sur une telle fiche, émise par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), figurent l’état civil complet de la personne, une photo et un signalement, les motifs de sa recherche et la conduite à tenir en présence d’une telle personne. Il existe différents degrés dans les fiches, de 1 à 16, degré indiquant non pas la dangerosité de la personne mais la conduite à tenir par les forces de l’ordre. 20 000 personnes sont « fichées S » dont la moitié pour leur appartenance ou leur lien avec la mouvance islamique.

Notons que la plupart des auteurs des attentats perpétrés depuis deux ans sur le sol français étaient « fichés S ». De là, l’idée de s’appuyer sur un tel fichier pour intervenir en amont et empêcher le passage à l’acte des terroristes potentiels. La question est celle du cadre juridique justifiant une telle détention préventive. Peut-on y procéder sans remettre en cause les principes fondamentaux de notre droit, notamment celui des libertés fondamentales ? Ainsi peut-on arrêter quelqu’un en raison de sa présence sur un fichier de renseignements ? Et si oui, pour combien de temps et pour en faire quoi ? Il paraît difficile de l’incarcérer de manière indéterminée pour un crime qu’il n’a pas commis mais qu’il aurait pu commettre. Quel niveau de probabilité devrait-il être atteint pour procéder à son arrestation préventive et comment mesurer cette probabilité ? De plus, ceux qui critiquent une telle proposition considèrent qu’elle serait contre-productive car de nombreux individus « fichés S » ne le savent pas et peuvent donc continuer à être des sources involontaires d’information. Outre le critère de l’efficacité, une telle mesure pose le problème des moyens qu’un État de droit peut déployer pour lutter contre une menace jugée exceptionnelle.

Une situation exceptionnelle


Selon la fameuse thèse du philosophe allemand Carl Schmitt (1888-1985) dans sa Théologie politique « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Il faut entendre par là que le droit positif dont la clef de voûte est la Constitution (et aujourd’hui les différents traités internationaux ratifiés par un État) peut se trouver démuni face à une situation inédite qui malgré tout exige une réponse politique adéquate. Selon une telle conception, l’ordre politique est irréductible au droit, et la notion d’État de droit n’est pas un absolu mais seulement le cadre habituel de l’exercice réglé et limité de la puissance étatique. Que faire quand le respect inconditionnel de ces mêmes limites engendre une impuissance de l’État face à une menace nouvelle ? Le juridisme tatillon n’est-il pas une forme de moralisme déconnecté de l’Histoire et de son tragique ? La sacralisation des règles juridiques ne retourne-t-il pas le droit contre son intention qui est d’assurer la paix ? De là, Chantal Delsol va jusqu’à affirmer (Le Figaro du 23 septembre dernier) : « Il arrive de devoir faire des choix douloureux. Il peut arriver qu’un gouvernant soit sommé d’écorner la vertu pour respecter la sécurité. » Deux questions : sommes-nous, aujourd’hui en France, devant une situation exceptionnelle ? Et faut-il valider la thèse du conflit de devoirs et le sacrifice de la « vertu » à la sécurité ?

La présence sur notre territoire national de centaines de citoyens français revenus d’un conflit dans lequel ils ont combattu la France n’est certes pas habituelle. De même, la présence de milliers d’individus (dont beaucoup ont la nationalité française) favorables au jihâd et susceptibles d’être des relais et des agents du terrorisme. Mais cette situation est-elle à ce point exceptionnelle qu’elle impliquerait « d’écorner la vertu » et si oui, laquelle ? La justice ? La prudence ? Seule une conception étroitement positiviste du droit pourrait engendrer une telle position réactive, avec le danger de séparer la politique de sa finalité qui n’est pas la sécurité vue comme un absolu mais le bien commun dont un des éléments, mais pas le seul, est la sécurité. Or le bien commun ne se réalise pas en déconnectant la pratique politique de la justice mais en replaçant le droit positif à sa juste place comme concrétisation du droit naturel selon des circonstances changeantes. Tel est le rôle du législateur : déterminer le juste pour assurer le bien commun, c’est-à-dire et la sécurité des personnes et le respect dû aux personnes (ce qui exclut toute décision arbitraire à leur encontre). On peut ainsi imaginer une loi permettant d’arrêter les individus sur lesquels convergent des indices de passage à l’acte. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? La plupart des attentats déjoués ces dernières années l’ont été, par définition, par l’arrestation en amont des criminels. Il est peut-être nécessaire que le législateur se penche à nouveau sur la question mais si tel est le cas, ce n’est ni la vertu ni l’État de droit qui seront écornés.