À propos du totalitarisme et de la terreur - un article de Joël Hautebert dans "l'Homme Nouveau"

La culture de mort qui envahit nos sociétés répond-elle à la définition du totalitarisme ? Une lecture contemporaine des analyses d’Hannah Arendt semble bien confirmer les prémonitions du pape Jean-Paul II concernant nos sociétés où les êtres humains sont superflus et peuvent être éliminés au gré des idéologies.

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Joël Hautebert - "l'Homme Nouveau" n° 1634 du 11 mars 2017


Dans ses encycliques Veritatis splendor (nn. 99 et 101) et Evangelium vitæ (nn. 20 et 96) publiées en 1993 et en 1995, le saint pape Jean-Paul II dénonçait la possible dérive totalitaire des démocraties modernes. Ces fermes mises en garde suscitèrent bien des réactions d’émoi. D’aucuns ont pu penser et pensent encore que les propos du pape faisaient preuve d’un anachronisme coupable ou bien qu’ils révélaient un défaut de rigueur conceptuel par l’emploi inapproprié du substantif « totalitarisme ». Telle n’est pas notre opinion, car il nous semble au contraire que la culture de mort revêt un caractère systémique dans nos régimes contemporains, similaire à ce que l’on a pu observer dans le passé. Pour s’en convaincre, il convient de reprendre l’une des analyses les plus perspicaces du système totalitaire, celle proposée par Hannah Arendt dans les années 1950, à partir des expériences politiques national-socialiste et soviétique.

Aux yeux de la célèbre philosophe juive allemande, le concept de totalitarisme repose essentiellement sur les deux critères suivants : l’idéologie et la terreur. L’idéologie est présentée comme le moteur du régime, c’est-à-dire ce qui fait agir tant les gouvernants que les citoyens. La terreur correspond à la nature du régime, ce qui le fait être, comme on peut dire que la nature de la monarchie consiste dans le fait qu’elle soit dirigée par un roi, l’aristocratie par une élite, etc. Conséquence selon Hannah Arendt de la faillite du sens commun, l’idéologie est un système d’explication du monde déconnecté du réel et de l’expérience. Les idéologies totalitaires, révolutionnaires, sont progressistes car elles énoncent l’idée d’un mouvement permanent, fondé sur des lois prétendument scientifiques, celle de la « nature » (1) (évolutionnisme de Darwin appliqué à la race), d’un côté et celle de l’histoire, de l’autre (marxisme).

La définition de la terreur est particulièrement fine puisque selon cet auteur, elle a pour mission d’affranchir les processus énoncés par l’idéologie de tous les obstacles qu’ils peuvent rencontrer… y compris l’homme lui-même. À l’inverse des exécutions d’opposants auxquelles recourent les régimes autoritaires, la terreur est permanente et vise tout le monde, principalement des innocents. Selon Hannah Arendt, « cette humanité (l’homme nouveau, but ultime des idéologies), qui constitue à la fois le produit ultime et l’incarnation du mouvement de la Nature ou de l’Histoire, demande des sacrifices continuels – l’élimination constante de classes ou d’éléments raciaux hostiles, parasites ou malsains – afin de conquérir son éternité meurtrière ». (2) La terreur exécute les verdicts de mort dictés par l’idéologie. La liquidation de masse est donc intrinsèque au système totalitaire. Il en résulte que « le totalitarisme ne tend pas vers un monde despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus».(3) Cette phrase synthétise la quintessence du totalitarisme selon Hanna Arendt, qui a le mérite de définir un système politique inconnu jusqu’alors, dont les caractéristiques ne résultent pas du seul contexte social et politique, car d’autres idéologies peuvent devenir totalitaires.

À la lecture des deux encycliques citées, les allusions explicites de saint Jean-Paul II au totalitarisme ne sont pas éloignées du schéma qui vient d’être présenté, même s’il est question des démocraties occidentales. En effet, les divers paragraphes traitant du sujet mentionnent le relativisme éthique et la culture de mort à travers les lois autorisant l’avortement et l’euthanasie, formes nouvelles d’idéologie et de terreur de masse au sein d’un système politique.
Si l’idéologie s’exprime aujourd’hui différemment, elle garde ses traits caractéristiques à travers le relativisme éthique contemporain : déconnexion du réel, progrès linéaire et mouvement permanent. La société change nous dit-on, elle évolue, il n’y a pas de nature humaine et tous nos comportements sont des conditionnements sociaux, tous sujets aux mutations. Les sciences sociales fournissent aujourd’hui l’ossature intellectuelle de la « scientificité prophétique », annonçant des lendemains forcément meilleurs, quoique indéfinis. Ce processus justifie la phase nouvelle de la révolution anthropologique au service de l’émancipation narcissique des volontés pures, autrement dit au service du « droit à ». Quant à la terreur, elle ne s’exprime pas forcément par des camps ou des fusillades de masse. Puisqu’elle consiste à affranchir le processus de tous les obstacles qu’il peut rencontrer, les nouvelles victimes innocentes par excellence sont les enfants conçus non encore nés, dont la possible liquidation est déjà prononcée par les grandes « avancées » du mouvement progressiste émancipateur, comme le soi-disant droit des femmes à disposer de leur corps. Combien de morts depuis quarante ans en France ? Combien dans le monde entier ? Rendons-nous à l’évidence, dans nos démocraties occidentales aussi les êtres humains sont superflus. Cette réalité légale n’a rien d’accidentelle puisqu’elle est idéologiquement justifiée et qu’elle constitue toujours un sujet majeur de la vie politique française. Pire, il faut toujours plus d’avortements, comme si les « sacrifices continuels » étaient la règle intrinsèque au système.

La légalisation de l’euthanasie dans de nombreux pays d’Europe vient offrir de nouvelles victimes. Rien de tel pour faire comprendre aux impotents, faibles et vieillards superflus que leur « sacrifice » est vivement souhaité. « Lorsqu’il est parvenu au calme bien connu qui est celui des cimetières, le totalitarisme, loin d’être satisfait, transforme aussitôt et avec une vigueur accrue l’instrument que constituait la terreur en une loi objective du processus » (4) précisait Hannah Arendt. La transposition de cette analyse du phénomène totalitaire aux temps actuels n’a, hélas !, rien d’incongrue. Quand on y réfléchit un peu, ce n’est pas l’homme qui se libère aujourd’hui, mais le processus révolutionnaire qui s’affranchit de l’humanité. Quelles seront les prochaines victimes ?

Joël Hautebert

1. Qui n’a strictement rien à voir avec la conception classique de la loi naturelle ou du droit naturel.
2. La nature du totalitarisme, p. 101, Payot, 1990. Rééd. 2006, 176 p., 22,50€.
3. Le système totalitaire, p. 274, Seuil, 2005, 384 p., 9,80 €.
4. La nature du totalitarisme, op. cit., p. 106.