Un esprit dur et un coeur doux

 "Rien ne fleurit au ciel qui n'ait déjà germé sur la terre". A ces mots qui clôturent le dernier livre de Gustave Thibon, on pourrait ajouter, comme en contrepoint : "Rien ne brûle sans fin en Enfer qui n'ait commencé à pourrir sur la terre".

C'est bien dans le temps que se dessine la figure de notre éternité. D'où l'importance de la forme de ce temps. D'où notre responsabilité à l'égard de cette forme. "De la forme donnée à la société découle le bien ou le mal des âmes", disait Pie XII, qui parlait, pour nous, de "responsabilité sacrée" dans l'organisation des "conditions sociales" dont dépend le salut personnel de chacun.

 Aujourd'hui, le mal majeur, contre lequel nous devons être constamment en éveil, est la réduction de toutes les choses de l'existence - personnelles et sociales - au domaine du temps, comme si, au-delà du temps, l'éternité ne comptait pas.

 A un athéisme de principe, doctrinal et agressif, et, comme tel, finalement peu dangereux, a succédé un athéisme pratique, qui ne professe pas l'inexistence de Dieu mais qui fait vivre comme si Dieu n'existait pas. Cet athéisme peut très bien se concilier avec une certaine religiosité. Il tolère l'assistance à la messe et même une certaine vie spirituelle, à condition que ces pratiques religieuses n'aient aucune conséquence sociale. Il admet la religion, si elle se cantonne dans la sphère privée. Il la considère intolérable et intolérante si elle prétend informer toute la vie.

Cette sécularisation brise l'homme : il a une conduite privée et une conduite sociale différentes, voire opposées. Mais surtout, cette sécularisation recompose son unité, car on finit par penser de la façon dont on vit. La vigilance s'impose à nous contre ce conditionnement, omniprésent, insidieux et, par lui-même, redoutablement efficace.

Combien, pourtant très pieux, ne savent pas que l'Eglise leur impose de respecter en matière sociale, des principes "dont on ne peut s'écarter sans danger pour la foi et l'ordre moral" (Pie XII). Nous séparons trop souvent notre foi de notre vie professionnelle, de nos idées politiques et sociales, de notre culture pour se contenter de l'état ambiant. Or, la foi dicte une doctrine sociale. Elle engendre une culture. "Une foi qui ne s'incarne pas dans une culture n'est pas fidèlement pensée ni véritablement vécue" (Jean-Paul II).

Elle ne peut donc s'accommoder de n'importe quelle culture, de n'importe quelle organisation sociale. Notre foi, si elle est vraiment vive, ne peut faire autrement que constater à quel point nous sommes constamment abusés, trompés, manipulés et retournés malgré nous. "Malheur à moi si je n'annonce pas l'Evangile", s'écrie Saint Paul. Malheur à nous si, ayant reçu par notre éducation, nous ne savons pas à notre tour rendre et surtout donner !

Le mal immédiat, qui découle de cette "sécularisation insidieuse de toutes choses", est une tiédeur universelle, tiédeur d'un compromis confortable. Ce compromis est tel que des lois, même bonnes, pour nécessaires qu'elles soient, ne suffiraient plus. Il y faudra, d'un même mouvement, la manifestation d'un enthousiasme, d'une conversion massive, d'un amour retrouvé, au moins dans la minorité suffisamment fervente, pour que son exemple soit contagieux et il faudra la traduction en lois de cette charité politique. Il faut savoir regarder les maux de notre société non pour s'en délecter ou s'en affliger, mais pour les recevoir comme les invitations de la Providence à sortir de notre tiédeur. Ce mal déferlant n'a pas d'autre sens, dans le plan de Dieu, que de travailler - involontairement mais efficacement - au plus grand nombre des élus. A qui veut bien l'apercevoir, ce mal enseigne, de surcroît, la façon d'agir. Car, dans une âme qui a accepté de bien se former, surgit le double mouvement, de la colère contre les auteurs du mal, et de la compassion pour les victimes. Confondre les deux est la marque des coeurs tièdes : ils sont indifférents au mal et durs pour les pécheurs. Ceux qui sont fervents sont durs au mal et doux aux victimes de ce mal.

Demandons la grâce de travailler assez pour avoir, comme le recommandait déjà saint Pie X, "l'esprit dur et le coeur doux". C'est une condition indispensable pour les artisans de l'évangélisation, celle d'aujourd'hui comme celle d'hier et de toujours.