La France est-elle en état de péché mortel ?

La mort de Jacques Chirac, le 26 septembre, qui est tombée par hasard en plein débat parlementaire sur la énième révision de loi dite de « bioéthique » est l’occasion de poser une telle question. Tout d’abord, nous devons cette expression à Charles Péguy qui l’utilise dans Notre jeunesse (1910), texte dans lequel il effectue une relecture de l’Affaire Dreyfus : « Tout au fond nous étions les hommes du salut éternel et nos adversaires étaient les hommes du salut temporel. Voilà la vraie, la réelle, division de l’affaire Dreyfus. (…) Tout au fond nous ne voulions pas que par un seul péché, mortel, complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis pour ainsi dire notre France fût non pas seulement déshonorée devant le monde et devant l’histoire: qu’elle fût proprement constituée en état de péché mortel. »

 

Il est clair qu’au sens strict la France n’a pu, ne peut être, ni ne sera jamais en état de péché mortel. En effet, le péché a pour sujet un être humain ou un ange. Or un peuple n’est pas une réalité substantielle. Il convient néanmoins de définir ce qu’est un péché mortel afin de réfléchir à la pertinence d’une telle analogie. « Le péché mortel détruit la charité dans le cœur de l’homme par une infraction grave à la loi de Dieu ; il détourne l’homme de Dieu, qui est sa fin ultime et sa béatitude en Lui préférant un bien inférieur. » (CEC, § 1855). Comme l’adjectif l’exprime le péché mortel détruit le principe de la vie surnaturelle dans l’âme de celui qui l’a commis. Ce principe vital est la charité théologale. Mais dans quelle mesure un peuple peut-il avoir une âme ?

 

Un peuple ne peut être un peuple que s’il possède un principe d’unité, ce que l’on peut appeler analogiquement une âme. L’âme est en effet ce qui anime un corps organisé en lui donnant unité et vie. La vie se déploie et se manifeste dans des activités, activités qui varient selon que le vivant est doué de vie végétative (végétaux), sensitive (animaux)  ou intellective (humains). Les activités d’un peuple sont les décisions qu’il prend pour se déterminer lui-même par la médiation de ceux qu’il a choisis pour exercer l’autorité gouvernementale, législative et judiciaire. La clef de voûte de la vie commune est la législation par laquelle les actes des membres de la communauté politique sont ordonnés à une finalité, soit le bien commun soit un bien apparent qui est en réalité un mal détruisant l’unité et la santé morale et spirituelle du peuple. Les actes fondés sur la vertu de justice et de solidarité sont-ils disposés par telle ou telle loi ? Ou au contraire déclarant juste un acte injuste contribue-t-elle à obscurcir la conscience des citoyens ?   

 

Comme le développe Karol Wojtyła dans Personne et acte (1969), à travers les actes qu’une personne pose, elle se détermine comme telle ou telle personne (par exemple juste ou injuste). Les actes révèlent la personne et lui permettent de se réaliser ou au contraire de s’aliéner. C’est pour cette raison que Platon affirme dans le Gorgias qu’il « vaut mieux subir l’injustice que la commettre ». Certes personne ne peut souhaiter être victime d’un acte mauvais posé par autrui, mais comme je suis d’abord responsable de moi-même, en aucun cas je ne peux justifier mon acte injuste comme une réponse proportionnée à un acte injuste que j’ai subi. Celui-ci n’a pas la capacité en tant que tel de me transformer alors que l’acte que je pose lui me façonne. La doctrine du péché mortel présuppose donc une doctrine anthropologique et morale dans laquelle la personne humaine est comprise comme douée de liberté de choix et comme responsable de ce qu’elle devient par ses choix ; ce que désigne le terme d’autodétermination.

La France a fait un choix en 1975, sous le gouvernement de Jacques Chirac : celui de rendre légale la suppression des êtres humains au début de leur vie, lorsqu’ils sont encore totalement vulnérables parce que dépendants de la sollicitude de leur mère. Il est évident qu’une telle loi, d’abord votée comme une simple tolérance d’un mal présenté comme « moindre » pour des raisons de « santé publique», puis bientôt considérée comme le principe consacrant la liberté des femmes à disposer de leur corps, est une décision d’une portée morale et spirituelle d’une extrême gravité. Comme le dit Péguy nous sommes bien devant un acte « complaisamment accepté, complaisamment endossé, complaisamment acquis » et ce par les plus hautes institutions de la République française : Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Comité d’éthique, etc. Cette iniquité est le choix de tout un peuple, le nôtre, par lequel il se coupe de sa vocation naturelle et surnaturelle, être promoteur de principes universels touchant l’humanité comme telle, notamment la justice et la sagesse. Il est clair que cette décision est signe mais aussi  source d’une décomposition profonde de notre peuple. On peut faire l’hypothèse qu’il en subit déjà les effets mortifères. En effet, la justice immanente est pour une personne humaine dès ici-bas l’anticipation et la concrétisation terrestre de cette loi morale de la responsabilité qui se déploie ultimement devant Dieu. Idem pour un peuple.   

 

Ainsi les débats parlementaires qui ont lieu en ce moment sont en fait mesurés par cette loi inique de 1975. Comment le statut de l’embryon humain peut-il être reconnu et protégé si la législation considère que toute femme peut  ôter sa vie à l’enfant qu’elle a conçu sans autre raison que l’état de sa subjectivité ? Comment les droits de l’enfant à être conçus et élevés par ses parents peuvent-ils être respectées si le droit à la disposition de son propre corps implique en réalité son envers, à savoir un droit à l’enfant « si je veux et quand je veux » ? Alors affirmer que la France est analogiquement en état de péché mortel n’est pas à comprendre comme une condamnation pleine d’amertume et de ressentiment mais comme une exhortation à changer motivée par l’espérance théologale.            

« Si le péché mortel n’est pas racheté par le repentir et le pardon de Dieu, il cause l’exclusion du Royaume du Christ et la mort éternelle de l’enfer, notre liberté ayant le pouvoir de faire des choix pour toujours, sans retour.» (CEC, §1861) Prions pour le salut de notre ancien Président. Prions pour que notre peuple prenne publiquement conscience de son crime et s’en repente officiellement en implorant le pardon de Dieu. 

 

Thibaud Collin - L'Homme Nouveau