« Hommage au Pr Jean de Viguerie (1935-2019) : la foi et le savoir »

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« Hommage au Pr Jean de Viguerie (1935-2019) : la foi et le savoir »

 

par Lydwine Helly, agrégée d’histoire, docteur en histoire médiévale, enseignant-chercheur

 

31 janvier 2020

 

Deux citations d’Augustin d’Hippone († 430) traduisent la synthèse entre foi et raison, intimement vécue par le Pr Jean de Viguerie, récemment décédé le 15 décembre 2019. La première est célèbre, elle signifie que la foi chrétienne est une ouverture à la vérité :

« Crede ut intelligas : Crois pour comprendre ». 

Mais cette première formulation ne fonctionne pas sans la seconde, immédiatement ajoutée par saint Augustin pour clore le sermon XLIII :

« Intellige ut credas : comprends pour croire ».(1)

L’un des plus célèbres Pères de l’Église distinguait foi et raison, mais il ne les séparait pas : la tension vers la vérité mène à Dieu. À la suite du saint d’Hippone, les théologiens ont glosé sur l’alliance de la foi et du savoir, et sur l’équilibre à trouver : en se méfiant tout à la fois de l’ignorance, porte ouverte aux déviances et à l’hérésie, et de la libido dominandi (2), véritable emprise peccamineuse sur celui qui n’a d’autre but que la domination d’autrui. 

Le Pr Jean de Viguerie laisse une œuvre considérable (cf Encart bio-bibliographique),composée de recherches historiques sur les XVIe-XVIIIe siècle et d’une réflexion sur l’histoire du Moyen Âge à nos jours. La lecture de sa bibliographie invite à distinguer l’histoire de l’enseignement, véritable ligne de crête et préoccupation constante du grand savant (3)

 

1. Honneur aux maîtres 

Issu d’une ancienne famille enracinée dans le pays de Toulouse, Jean de Viguerie naît à Rome en 1935, comme il aimait à le dire pour exprimer le lien affectif et spirituel qu’il entretenait avec la Ville éternelle. Il répétait volontiers tout ce qu’il devait à ses maîtres, à Louis Jugnet(1913-1973), professeur de philosophie, dont il avait suivi suivit les cours à Toulouse. Le jeune homme a absorbé l’enseignement de ce philosophe réaliste et thomiste, et il a emprunté à Jugnet la manière délicate qu’avait ce maître d’aider ses élèves et de se préoccuper d’eux. Le volume de Louis Jugnet, consacré aux  Problèmes et grands courants de la philosophie(1ère éd. en 1970, 2ème éd., revue et augmentée et préfacée par Marcel De Corte, en 1974) reste une excellente entrée en philosophie, très utile pour tous ceux qui, qu’elles que soient les raisons, manquent de repères en ce domaine. Après avoir réussi l’agrégation d’histoire (1959) et passé son service militaire à enseigner les petits Algériens (1961-1962), vint le temps pour Viguerie de préparer la thèse du doctorat ès lettres. Il le fit sous la direction du Pr Roland Mousnier (1907-1993), l’un des historiens modernistes (spécialiste des XVIe-XVIIIe siècle) les plus éminents de la Sorbonne, fort hostile aux relectures idéologisées du passé des marxistes et des structuralistes.

L’obtention du diplôme supposait de produire une recherche innovante, fondée sur une documentation inexploitée. Jean de Viguerie s’attela à l’étude d’un ordre religieux (les Doctrinaires), fondé en 1592, dans le contexte post-conciliaire (Concile de Trente, 1545-1563) et dispersé en 1792. Nul n’avait encore étudié cet ordre consacré à l’éducation des enfants pauvres, et analysé l’évolution philosophique de leurs programmes : initialement thomistes, les Doctrinaires s’étaient ralliés au cartésianisme entre 1711 et 1745 (donc, assez tardivement), avant le retour à la tradition pour lutter contre le matérialisme et l’athéisme ambiant. La thèse exigeait de combiner approches sociales, religieuses et philosophiques ; elle donnait à comprendre le mouvement des idées à la veille de la Révolution. Viguerie menait de concert recherche et enseignement. Et c’est en tant qu’assistant du Pr Roland Mousnier qu’ilfit 68 à la Sorbonne. Le maître avait maintenu ses séminaires et il avait missionné son assistant à garder les livres de la bibliothèque en un temps où ils étaient jetés par les fenêtres et brûlés dans la cour. Viguerie l’a raconté d’une plume alerte dans ses Trois semaines vécues à la Sorbonne, mai-juin 1968. 

 

2. Rechercher, enseigner et écrire 

Il était conseillé aux nouveaux gradués de mener de front trois carrières : la poursuite de leurs recherches, la transmission aux plus jeunes et l’écriture. Devenu docteur ès lettres en 1973 et professeur de l’université (Angers, puis Lille), Jean de Viguerie publia sa thèse en 1976 sur Une œuvre d’éducation sous l’Ancien Régime : les Pères de la doctrine chrétienne en France et en Italie (1592-1792) et ajouta encore à sa recherche dans L’Institution des enfants : l’éducation en France, XVIe-XVIIIe siècle en 1978.

Il faut relire ce livre, dont le titre reprenait un chapitre des Essais (I, 26), où Montaigne s’élevait contre l’éducation traditionnelle fondée sur le par cœur. Ce n’était pas l’objet de Viguerie, qui exposait d’emblée les trois caractères fondamentaux de l’éducation sous l’Ancien Régime : l’enfant n’est pas un sujet d’expérience ; chaque enfant est unique ; l’éducateur doit respecter l’âme de chacun. Autrement dit, l’éducation se devait d’être le fruit de l’expérience, progressive car fonction des âges de la vie, chrétienne dans son essence, et libérale au sens où elle devait le libérer des entraves matérielles. Les enjeux de cette éducation, assumée par l’Église, étaient terrestres (hic et nunc) et célestes (salut). Les maîtres ne doutaient pas de la légitimité de l’enseignement, appelée alors, le mot est révélateur, la « nourriture », aussi vitale pour l’enfant que l’alimentation. La documentation de cette recherche sur la réalité de cette éducation ne manquait pas, mais il avait fallu rassembler un corpus éclaté, constitué par les nombreux traités pédagogiques, les mémoires, les biographies, les manuels de classe, les textes des programmes, les règlements et les archives des écoles, les correspondances familiales. 

Viguerie organisa cette masse en un plan simple : Qui éduquait ? Qu’enseignait-on ? Comment les éduquait-on ? Au terme de L’institution des enfants, l’historien concluait : 

« L’ancienne éducation est politique. Elle est l’apprentissage de la vie en société. Elle est ordonnée au bien commun de la cité ».

Et il datait les infléchissements touchant la discipline et la substance de l’enseignement aux années 1660. Citons les principaux traits de la nouvelle pédagogie, qui tend à faire de la pédagogie  une science, alors qu’elle était un art, fait de contenus et de savoir-faire appliqués au réel. Les nouvelles théories empruntent à Descartes la conviction que l’esprit humain ne saisit directement que sa propre pensée, le reste étant affaire de démonstration. L’intellect de l’enfant est passif, il faut le façonner. Les seules études dignes de ce nom sont celles qui sont utiles : le faire l’emporte sur l’être. On peut encore mesurer l’influence de cette doxa sur les expériences pédagogiques contemporaines. 

 

Conclusion

La liste non exhaustive des publications atteste qu’il n’y a pas de retraite pour les universitaires. Jean de Viguerie n’a cessé de poursuivre ses recherches et de transmettre, y compris aux plus jeunes comme l’attestent ses conférences faites dans les écoles primaires (4). L’attention de ces publics les plus divers s’expliquait aussi par le tempo de sa voix et le sens qu’il avait de la musicalité des phrases. L’histoire (Clio) n’était-elle pas sœur de la poésie (Calliope) ? En décembre 2001, il fut élu « mainteneur » (défenseur des règles de la poésie) à la très ancienne et prestigieuse Académie des Jeux Floraux (Toulouse). 

À l’exemple de ses maîtres, Viguerie éprouvait gratitude et piété pour ceux qui avaient été les passeurs de la foi et du savoir, et empathie pour ceux qui, à leur tour, transmettent aux plus jeunes. Maîtres d’hier, d’aujourd’hui et de demain forment une communauté. Il nous disait qu’il avait ses listes, celles des défunts et des vivants pour lesquels il priait. Le passé ne meurt pas pour ceux qui se souviennent que « L’histoire enfin, [est] témoin des temps, lumière de vérité, vie de la mémoire, maîtresse de vie, messagère du passé » (5)

 

1 Saint Augustin, Sermons, XLIII, 9, à partir du verset d’Isaïe (7, 9) : Si vous ne croyez vous ne comprendrez pas.

2 La libido est un désir, une envie, une passion (au sens de ce qui a une emprise sur la créature) chez saint Augustin comme chez saint Thomas d’Aquin.

3 Jusqu’au livre posthume, corrigé par son ami Patrick de Beaucaron : La Dégradation de l’école en France, éditions de L’Homme Nouveau, 2020.

4 Lire l’hommage à Jean de Viguerie que lui a consacré L’Homme nouveau, n° 1702, janvier 2020, p. 26-30, et en particulier celui de Christophe Dickès qui écrit « qu’une de ses plus belles leçons fut de me dire que le chercheur ne devrait jamais oublier la simplicité des jours, des travaux quotidiens de sa propre maison, tout comme la joie de ses amitiés » (p. 27).

5 « Historia vero testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae, nuntia vetustatis » (Cicéron, De oratore, II, 9) 

 

Encart bio-bibliographique (non exhaustif)

24 février 1935 naissance à Rome

1959 agrégation d’histoire 

1961-1962 service militaire en Algérie - Croix du combattant 

1968 Trois semaines vécues à la Sorbonne, mai-juin 1968, Les Dossiers du Centre d’Études politiques et civiques (CEPEC), 23, 1968. 28 pages.  

1973 Docteur ès lettres

1976 Une œuvre d’éducation sous l’Ancien Régime : les Pères de la doctrine chrétienne en France et en Italie (1592-1792), Paris, Nouvelle Aurore, 1976. 702 pages (Prix Marcelin Guérin de l’Académie française).

1978 L’Institution des enfants : l’éducation en France, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1978 (épuisé).

1986 Christianisme et Révolution : cinq leçons d’histoire de la Révolution française, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1986 ; nouv. éd., 1988.

1988 Le Catholicisme des Français dans l’ancienne France, Paris, Nouvelles éditions latines, 1988.

1995 Histoire et dictionnaire du temps des Lumières 1715-1789, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995.

1998 Les Deux Patries : essai historique sur l’idée de patrie en France, Bouère, Dominique Martin-Morin(DMM), 1998 (Prix des Intellectuels indépendants) ; nouv. éd. 2004 et éd. poche en 2017.

2000 Itinéraire d’un historien : études sur une crise de l’intelligence, XVIIe- XXe siècle, Bouère, DMM, 2000.

2001 L’Église et l’éducation, Bouère, DMM, 2001 ; 2e éd. augm, 2010.

15 décembre 2001 élection au 26ème fauteuil de l’Académie des Jeux Floraux (discours de réception en ligne).

2003 Louis XVI, le roi bienfaisant, Monaco, éd. du Rocher, 2003.

2007 Filles des Lumières : femmes et sociétés d’esprit à Paris au XVIIIe siècle, Bouère, DMM, 2007.

2010 Le Sacrifice du soir : vie et mort de Madame Élisabeth sœur de Louis XVI, Paris, Éditions du Cerf, 2010.

2012 Les Pédagogues : essai historique sur l’utopie pédagogique, Paris, Éditions du Cerf, 2012.

2014 Histoire du citoyen, Versailles, Via Romana, 2014.

2016 Le passé ne meurt pas, Versailles, Via Romana, 2016.

2017 Liber amicorum. Jean de Viguerie, dir. Philippe Pichot-Bravard, Versailles, Via Romana. 648 pages. 

2018 « Racine, poète religieux, traducteur des hymnes du bréviaire romain », Sedes sapientie, 143, Printemps 2018, p. 60-28.

15 décembre 2019 décès à Montauban 

2020 La Dégradation de l’école en France, Paris, Éditions de L’Homme Nouveau, 2019.