aux sources
du pèlerinage
de chrétienté

Ce texte reprend dans son style oral la conférence que Rémi Fontaine a donnée aux assises nationales de Notre-Dame de Chrétienté le 8 décembre 2001 pour marquer l’anniversaire du vingtième pélerinage de chrétienté. Pèlerinage dont il fut l’un des initiateurs et des premiers organisateurs et dont il demeure un pélerin fidèle.

Introduction historique

Le jeune curé de Mesnil-Saint-Loup en était donc là, faisant de vigoureux, efforts pour remuer le petit pays qui lui avait été confié dans la froide Champagne, mais ne parvenant pas encore à le saisir pour le retourner, quand un facteur surnaturel intervint qui changea la face des choses. Durant la troisième année de son pastorat, il se décida, avec la permission de son évêque, à partir pour Rome. Il était profondément romain. Il voulait implorer une bénédiction du Souverain Pontife sur son ministère. Il se met en route. 

L’idée du pèlerinage est née au Mesnil-Saint-Loup à la troisième Université du Centre Henri et André Charlier. Ces trois noms propres claquent déjà comme un drapeau qui en donne l’esprit. Mais il faut rappeler qu’à la première université du Centre Charlier (en 1980) était déjà née l’idée de l’Amitié française (incarnée lors d’une fameuse journée à la Mutualité) et à la seconde (1981) celle du quotidien Présent. Après la fondation de l’Amitié française et la création de Présent, il s’agissait aussi pour le Centre Charlier de placer ce nouvel élan militant sous la protection de Notre-Dame (comme Solidarité en Pologne, avec Notre-Dame de Czestochowa, toutes proportions gardées).

C’est donc au Mesnil-Saint-Loup, que Bernard Antony, fondateur et président du Centre Charlier, m’a demandé de concevoir et d’organiser, pour les trois jours de la Pentecôte, ce pèlerinage à pied de Paris à Chartres, baptisé «de chrétienté», avec l’équipe de jeunes que comprenait alors le Centre – citons notamment Bernard Long, Alain Brossier, François-Xavier Guillaume (=), François-Xavier Renaud, Maurice Rémond… – auxquels Max Champoiseau bien sûr, les frères Le Morvan et beaucoup d’autres apportèrent leur précieux renfort. La direction spirituelle en était confiée à l’abbé François Pozzetto, alors aumônier du Centre.

La première édition du pèlerinage contenait déjà les constantes et les idées qui seront reprises dans les suivantes, même si elles se sont précisées avec le temps. La marche pendant trois jours en chapitres, soutenus par une logistique sans faille (grâce à Max Champoiseau), avec deux nuits de bivouac, en constituait la trame matérielle. Quant à l’intention, d’emblée le pèlerinage de chrétienté se présentait comme un pèlerinage de tradition organisé par des laïcs engagés dans le temporel, à la fois dans une volonté de résistance nationale et chrétienne (à l’exemple de Czestochowa) et dans un esprit missionnaire et de réconciliation.

Le pèlerinage devait se nourrir de plusieurs inspirations : l’héritage des Charlier et de Péguy bien sûr, avec la tradition étudiante (entretenue alors par le MJCF), mais aussi la tradition scoute (avec l’exemple du Puy notamment, en 1942), celle des «pèlerinages majeurs» comme Compostelle et surtout l’exemple contemporain de Czestochowa en Pologne dont quelques-uns d’entre nous revenaient, émerveillés par la ferveur d’un peuple qui associe sa marche religieuse au sort de la nation.

CHRÉTIENTÉ, TRADITION, MISSION

Ces trois concepts pris ensemble simultanément, mais non sans un certain ordre, comme les volets d’un triptyque, allaient cependant, dès le début et jusqu’à aujourd’hui, en faire un pèlerinage spécifique, unique en son genre dans le monde contemporain, et certainement «dérangeant» pour les cléricaux de l’aggiornamento conciliaire comme pour ceux (dans une moindre mesure) d’un certain conservatisme.

Après ce très bref historique, essayons donc de dégager les principes propres qui constituent la nature de notre pèlerinage de Chartres. Il ne s’agit pas ici de faire un «topo» historique et théorique (trop long) sur la chrétienté (et la doctrine sociale de l’Église), la tradition (et l’Église), la mission (et la nouvelle évangélisation) – on peut les trouver ailleurs – mais il s’agit d’essayer de préciser comment ce pèlerinage se rattache concrètement à la chrétienté, à la tradition, à la mission.

CHRÉTIENTÉ ET DOCTRINE SOCIALE

Notre pèlerinage de Pentecôte est un pèlerinage «de chrétienté» non comme un pèlerinage parmi d’autres dans une chrétienté qui, hélas, n’existe plus, mais comme un pèlerinage qui souhaite le retour, la restauration de la chrétienté – Demain la chrétienté, selon le beau titre de Dom Gérard – et qui agit, prie et combat en ce sens.

La chrétienté, selon la définition de Gustave Thibon, c’est un «tissu social où la religion pénètre jusque dans les derniers replis de la vie temporelle (mœurs, usages, jeux et travaux…), une civilisation où le temporel est sans cesse irrigué par l’éternel». C’est une alliance du sol avec le ciel, une alliance des nations avec la Sagesse éternelle. C’est le régime politique au sens large qui, inspiré spirituellement par l’Église, mais temporellement autonome, permet à la double et unique loi de Dieu de régner : celle du Décalogue (résumé de la loi naturelle) et celle de l’Évangile (avec sa loi d’Amour et sa charte des béatitudes). C’est la proclamation de la royauté de Jésus-Christ sur les âmes, sur les institutions et sur les mœurs. C’est le corps charnel de l’Église …

Notre pèlerinage est en outre «de chrétienté», comme «parabole vivante» (Dom Gérard), modèle de «micro- société», appliquant pro domo les principes de la chrétienté. Il ouvre en somme la voie en commençant par lui.

Outre la conversion indispensable des âmes, la finalité propre du pèlerinage de chrétienté est donc le bien commun temporel et surnaturel de la cité charnelle, dans une juste distinction et (sub) ordination du temporel et du spirituel.

C’est un pèlerinage de laïcs responsables du temporel, militants du temporel chrétien dans l’Église militante et dans leur nation. Car la chrétienté et sa restauration passe par la nation – Jeanne d’Arc en témoigne – et particulièrement par la nation française, comme l’avait désiré Péguy : «Il faut que France et chrétienté continuent !». Selon l’adage classique, si ce sont les prêtres qui prêchent la croisade, ce sont les fidèles qui la font avec des chefs laïcs pour la diriger. Ainsi en va-t-il du pèlerinage de chrétienté, croisade pour la chrétienté, qui rompt à cet égard avec la mauvaise habitude d’une certaine Action Catholique où les curés, faute d’un pouvoir temporel chrétien du laïcat, s’arrogeaient abusivement ce pouvoir, mettant indûment les laïcs sous leur tutelle.

«Il y a un aumônier sur chaque navire mais on ne lui demande pas de fixer la ration de vivres de l’équipage ni de faire le point», résume à sa façon Jean Anouilh dans Becket ou l’honneur de Dieu. Il en est de même dans nos chapitres et, en dehors du pèlerinage, dans nos combats de la cité. Le but de notre pèlerinage c’est aussi rétablir le pouvoir temporel du laïcat chrétien.

A l’échelle du pèlerinage, et selon le modèle de la chrétienté, «l’ordre chrétien» se divise en deux pouvoirs : le temporel, qui revient essentiellement aux chefs de chapitre (sous la direction du Président) dans une juste autonomie, quasiment une souveraineté même si elle est limitée, et le «spirituel» qui revient aux aumôniers (sous la direction de l’aumônier national) soumis à l’autorité de l’Église. C’est la «sainte alliance» entre le clerc et le laïc dans ce binôme chef-aumônier – qu’on retrouve dans le (vrai) scoutisme catholique, lequel constitue lui aussi, comme le pèlerinage, et à sa façon un retour en chrétienté. Il y a en outre dans l’ordre temporel du pèlerinage (comme dans le scoutisme) une application pro domo de la doctrine sociale de l’Église avec le «système des chapitres» (analogue au système des patrouilles du scoutisme) qui applique admirablement le principe de totalité (selon lequel l’être de la partie est pour l’être du tout) et le principe de subsidiarité (selon lequel l’autorité supérieure, qui dirige, harmonise et supplée, doit s’interdire, par une ingérence mal-heureuse, de retirer aux groupements d’ordre inférieur les fonctions qu’ils sont en mesure de mieux remplir eux-mêmes). Ce que je nomme le «système des chapitres» (par affinité régionale et sans distinction de classes, d’âges et de mouvements) illustre bien la conception organique que se fait le pèlerinage de la société et de son ordre hiérarchique (conformément à la doctrine sociale et à la philosophie réaliste) aux antipodes d’une conception totalitaire, mécaniciste. Le rôle-pivot (médiateur) du chef de chapitre (qui a charge d’âmes) est à cet égard le rôle essentiel du pélé (comme le chef de patrouille dans le scoutisme) entre les pélerins et l’état-major du pèlerinage qui oriente l’ensemble.

Enfin, autre héritage de la Cité catholique, le pèlerinage de chrétienté est une œuvre auxiliaire, qui se refuse, depuis son origine, à être un mouvement parmi les autres. Limitant son organisation, son encadrement et son «suivi» à sa seule finalité de pèlerinage de chrétienté, il est en revanche au service des mouvements, des partis, des organisations militantes, de tous ceux qui, dans le respect de la diversité des initiatives, ont le souci de la complémentarité des forces. «Au-dessus des partis», par sa finalité temporelle et spirituelle, il propose à tous ceux-là, dans l’esprit de l’Amitié française, de venir se ressourcer, voire se réconcilier, dans une marche de chrétienté. Marche où les partis disparaissent et se fondent, pour trois jours, dans le cadre des provinces et des chapitres locaux et familiaux. Ces chapitres reproduisant comme des corps intermédiaires naturels (fondés sur la géographie et un réseau social : villes, paroisses..), d’où est exclu toute dialectique artificielle.

Cellule de base du pèlerinage, le chapitre est sensé reconstituer socialement, pour lui-même aussi, une micro- chrétienté (comme on dit analogiquement que la famille est une Église domestique). D’où l’importance d’éviter

précisément, dans la mesure du possible, les regroupements unitaires par âges (à l’exception du «chapitre enfants» pour des raisons évidentes), par mouvements, par secteurs professionnels (selon l’expérience malheureuse aussi de l’Action Catholique…) pour susciter la solidarité des générations, des classes sociales, etc…

Disons, pour terminer ce volet, que c’est la chrétienté qui vient principalement spécifier notre pèlerinage. Si la tradition et la mission sont aussi des éléments essentiels, constitutifs de son être, ils peuvent en effet se retrouver dans d’autres pèlerinages qui ne sont pas de chrétienté. On voit mal en revanche comment un pèlerinage de chrétienté aujourd’hui, dans notre monde sécularisé et désorienté, pourrait ne pas être de tradition et de mission, de résistance et de reconquête.

tradition et église

Né en 1982 dans une crise majeure de l’Église, le pèlerinage de chrétienté a été organisé par des catholiques de tradition (s’il est permis ce pléonasme) qui n’avaient pas besoin de «mandat» pour ce faire (et n’en demandaient pas), mais qui savaient (éclairés par des maîtres laïcs et religieux) ce qui dépendait d’eux et ce qui n’en dépendait pas. Dans la révolution culturelle, qui touchait l’Église et que celle-ci subit encore depuis Vatican II, ils faisaient leur ce résumé de Jean Madiran dans sa postface à la réédition de L’Hérésie du XXème siècle : «L’Église de Jésus-Christ est une, sainte, catholique et apostolique. A chaque époque, cette apostolicité, cette catholicité, cette sainteté, cette unité animent ou désertent plus ou moins la structure de fondation divine sur laquelle repose tem-porellement sa continuité visible : la succession apostolique et la primauté du siège romain. Cette succession, cette primauté ne sont pas exemptes de défaillances graves; aujourd’hui universellement catastrophiques. Mais ce qu’elles font mal, ou ce qu’elles ne font pas, personne d’autre ne peut le faire à leur place».

Membres de l’Église enseignée et non de l’Église enseignante, il dépendait néanmoins de nous, avec les moyens du bord, dans le courant de résistance où nous nous trouvions, de sauvegarder pour nous et nos enfants les points fixes du peuple chrétien : le missel, le catéchisme, la Bible, qui fondent précisément le temporel chrétien. Nous refusions dans les nouveautés obligatoires les «armes par destination» qu’elles constituaient objectivement (par leurs décrets ambigus et leurs interdictions corrolaires) contre ce qui avait fait jusque-là la nourriture spirituelle et sacramentelle des fidèles, y compris des saints.

Comme Monseigneur Lefebvre et avec ses prêtres, parmi d’autres, beaucoup d’autres, nous demandions respectueusement et légitimement qu’on nous laisse la faculté de «faire l’expérience de la tradition». Et, quand cela nous était refusé, nous répondions : Non licet ! : ce n’est pas permis! Non point par désobéissance obtue, mais au contraire pour rappeler l’ordre, comme des disciples d’Antigone (ou plutôt de saint Thomas More) face au Créon ecclésial. Et nous passions outre, comme Jeanne d’Arc, en demandant en tant que laïcs l’assistance spirituelle des prêtres qui comprenaient notre insurrection morale mais ne pouvaient, par leur état, organiser cette insurrection.

On retrouve ici la distinction du temporel et du spirituel très bien résumée encore par Jean Madiran :

«1) D’une part nous ne pouvons jamais, nous catholiques, avoir d’autres chefs religieux que le pape, les évêques et les chefs nommés par eux. Quand ceux-ci ou bien s’abstiennent (en ne faisant rien contre la désintégration du catéchisme) ou bien commandent un péché (en imposant un faux catéchisme et un Évangile falsifié), c’est une catastrophe pour tous, il ne s’agit pas de s’en dissimuler l’étendue : mais aucun prêtre ne peut de lui-même les remplacer en tant que chefs religieux; 2) D’autre part, au contraire, les pouvoirs temporels du laïcat chrétien demeurent ce qu’ils sont, en fait et en droit, quelles que soient les défaillances, les manœuvres ou les impostures de divers représentants de l’Église hiérarchique. Nous pouvons avoir des chefs laïcs, cela ne regarde que nous; rien ne nous empêche, tout nous presse de créer, dans la mesure où nous en sommes capables, des autorités (des institutions) temporelles. Elles n’ont bien sûr aucun pouvoir religieux…» (Itinéraires, juillet 1969).

Ainsi est né le pèlerinage de chrétienté : organisation temporel-le, non pour prendre une décision religieuse, trancher les questions religieuses, mais pour permettre aux fidèles laïcs de mieux survivre dans la crise religieuse, de ne pas demeurer isolés dans le malheur, la contradiction et dans la lutte, de mieux remplir spirituellement leurs tâches temporelles. En nous en remettant (aujourd’hui comme hier) pour le jugement souverain à la succession apostolique et à la primauté du siège romain, nous refusons, par droit naturel et surnaturel, de suivre ceux qui s’en séparent quel que soit leur rang hiérarchique en nous imposant une nouvelle messe, un nouveau catéchisme, une nouvelle Bible, qui servent à interdire la messe, le catéchisme et la Bible de tradition. Un tel pèlerinage, une telle organisation temporelle, ont-ils néanmoins besoin de prêtres? Assurément : comme aumôniers et non comme chefs. Comme aumôniers pour distribuer les sacrements, pour éclairer, instruire et réconforter spirituellement nos pèlerins selon une autorité morale de conseil, de suppléance, mais qui ne peut prétendre à une autorité de décision, voire de juridiction, comme le curé dans sa paroisse ou l’évêque dans son diocèse.

Il faut redire en effet que le «traditionalisme» n’est pas un parti avec son chef ou ses chefs de file. La tradition étant une des sources constitutives de l’Église, un pèlerinage de tradition ne peut être que d’Église. Le catholicisme étant forcément traditionnel, la tradition ne peut que respecter la structure de l’Église visible (malgré ses défaillances) et se mêler (malgré ses résistances) à cette Église.

Aussi, dans cette révolution culturelle qu’a connu et que connaît encore l’Église aujourd’hui, s’est-il nécessairement constitué, dans l’Église, par suppléance (en dehors de rares paroisses traditionnelles), plusieurs demeures temporelles de la tradition, avec des prêtres et même des prieurés, mais sans se substituer néanmoins à la hiérarchie. Comme il y a plusieurs demeures spirituelles, surnaturelles, dans la Maison du Père, il y a plusieurs demeures (temporelles) dans la tradition (d’importance inégale), mais il n’y a pas de monopole de la tradition, sinon celui (aujourd’hui défaillant) de l’Église! Dès le début, le pèlerinage a voulu coopérer avec toutes ces «demeures» particulières dans un souci d’unité et de réconciliation pour le bien commun de la tradition et donc le bien commun de l’Église. Pour cela, les chefs laïcs du pèlerinage, en tant que tels, malgré certaines dérives, se sont toujours voulu et se veulent indépendants de toute société cléricale (y compris de la Fraternité Saint Pie X et de la Fraternité Saint Pierre). Sans nier pour autant les liens de reconnaissance et d’amitié envers l’une ou envers l’autre (comme envers d’autres communautés religieuses ou d’aumôniers en particulier). N’ayant pas compétence pour trancher les questions religieuses douteuses que l’Église enseignante résoudra forcément un jour plus clairement, ces laïcs (même s’ils ont leur légitime opinion!) s’en tiennent à l’essentiel, rejetant autant que possible les mauvaises querelles de mitoyenneté (à droite comme à gauche, entre fraternités, voire même à l’intérieur d’une fraternité!), entre catholiques qui ont la même messe, le même credo, le même catéchisme et qui se veulent d’Église. Ils évitent de confondre des questions prudentielles toujours discutables, avec des questions dogmatiques indiscutables. Rappelons notamment – pour la petite histoire – que, juste après les sacres de Mgr Lefebvre (pourtant désapprouvés par Bernard Antony), le pèlerinage dans un souci «oecuménique» – que les évêques pouvaient difficilement lui reprocher – avait invité tous les prêtres traditionnels fidèles à la liturgie tridentine et qui désiraient marcher sous nos bannières. L’invitation valait pour les prêtres de la Fraternité Saint Pie X (qui l’ont alors refusée); elle peut valoir aujourd’hui pour les prêtres «Paul VI» qui redécouvrent la tradition et acceptent de se conformer à notre liturgie. Le pèlerinage, de par la liberté temporelle des laïcs, s’est toujours voulu un pont qu’il faut évidemment garnir de parapets. Il est un ambassadeur et un avocat de la tradition auprès de la hiérarchie.

Mais jouant aussi la réconciliation et le bon droit de la tradition, dès ses origines, le pèlerinage avait estimé plus missionnaire et conforme à la concorde et à l’obéissance, de proposer aux offices solennels du pèlerinage (à Chartres) des célébrants traditionnels qui, par leur situation canonique, ne devaient normalement poser aucune difficulté ni aux uns ni aux autres.

mission et évangélisation

Le pèlerinage de chrétienté est un pèlerinage missionnaire, avant tout comme «cause exemplaire», par la «vérité» de son message, par la «beauté» de sa liturgie, par la «bonté» de ses moeurs, par l’illustration d’une chrétienté en marche, même si cela reste un microcosme, une goutte d’eau dans l’océan mais une goutte qui manquerait à l’océan si elle n’était pas là, comme disait Mère Teresa. Mais enfin, il est malgré tout missionnaire par mode d’appel et d’efficience, comme institution vivante et remarquable, qui attire, forme, convertit puis envoie ses fidèles en mission dans le monde. Le bien demande en effet à se communiquer : il entraîne au bien. En termes imagés, le pélé est une station-service qui distribue du carburant, et quel carburant! Bref, le pèlerinage est missionnaire comme une «structure de bien», le contraire de ce que Jean-Paul II appelle une «structure de péché».

S’il s’agit de structures issues du péché personnel, celles-là décuplent aujourd’hui celui-ci par banalisation puis institutionnalisation des sentiers du mal, car elles en font carrément des autoroutes du mal. Pour comprendre cela, il suffit d’évoquer les médias par exemple, avec leurs émissions et leurs spectacles incitant publique-ment à la débauche, mais aussi un grand, nombre d’institutions et de lois. Les cas de l’avortement, du pacs, du divorce, de la contraception sont particulièrement éclairants à ce sujet. On s’engouffre plus volontiers sur une autoroute légale et gratuite que sur un chemin non carossable avec droit de péage, voire avec sens interdit!

A ces autoroutes du mal, que nous construit systématiquement la culture de mort, il convient d’opposer envers et contre tout – jusqu’au témoignage du martyr s’il le faut – les sentiers du bien et les structures de sainteté que constituent les béatitudes avec le Décalogue. Mais l’erreur serait de réduire ces structures de bien à la seule morale en oubliant précisément la dimension politique de l’évangélisation, indiquée aussi par le pape.

«Un régime absurde (pécheur) en sa structure, quelle que soit la vertu (morale) des citoyens et des gouvernants, risquera de manquer son but tout comme une mauvaise arme, même maniée par un homme adroit et bien intentionné, ne vaudra jamais une arme perfectionnée», disait Louis Jugnet. Si l’armée a besoin de saints, ceux-ci ne pourront pas grand chose, hélas, contre la défaite, tant que cette armée sera structurellement déficiente… Sans Chartres, sans Riaumont (avec ses feux de la Saint-Jean), sans Le Barroux et Fontgombault, etc… sans nos paroisses, nos écoles, nos groupes scouts, sans nos bastions et nos temps forts de chrétienté, sans toutes ces structures de bien essentiellement religieuses et privées, les efforts de nos pèlerins pour rétablir le règne du Christ seraient sans doute encore dix fois moins efficients. Eh bien! il faut encore multiplier ces structures jusqu’au plan politique pour que les fruits de la sainteté personnelle soient démultipliés au carré! Si celui qui dit qu’il aime Dieu et n’aime pas son prochain est un menteur, celui qui dit qu’il aime son prochain et ne croit pas à la vertu politique est un impie auquel il manque la charité politique. Car «de la forme donnée à la société dépend et découle le bien et le mal des âmes» (Pie XII). Une des originalités de notre pèlerinage est son souci fondamental de charité politique. Certes, il veut être missionnaire par la réforme intérieure, la réforme morale et intellectuelle («commencer par soi»), par le bien de sa morale chrétienne comme par la beauté de sa liturgie. Mais il veut l’être aussi politiquement par la formation de ses pèlerins et de ses cadres qui agissent dans le monde. C’est aussi à cet égard une école de formation au bien commun, une école de chefs.

Si les structures de péché s’appuient sur la Révolution et une politique très efficace pour mener leur oeuvre de mort en décuplant les péchés personnels, les structures de vertu et de bien comme le pèlerinage doivent s’appuyer sur la Contre-Révolution et une politique du bien commun (telle que l’a définie essentiellement saint Thomas d’Aquin) pour décupler les vertus et rebâtir une «civilisation chrétienne, plénitude de l’harmonie du spirituel et du temporel. Le glaive du spirituel et celui du temporel ne s’opposent pas si l’on comprend qu’il y a un ordre impliquant des niveaux différents, et que la charité chrétienne ne se conçoit que dans l’union de ses com-posantes, religieuse et temporelle, qui donnera force au bien pour refouler le mal. C’est cela aussi qui fait le propre d’une chrétienté et qui permettra son retour.

Une chrétienté, pourrait-on dire, pour clore ce volet, c’est la «charité organisée» de la morale à la politique, de la famille à la cité, pour qu’elle soit rayonnante et conquérante, avec la grâce de Dieu. Charité organisée: l’exemple vient de haut. Et, à cet égard, notre pèlerinage s’inspire de Notre Seigneur Lui-même lors de la multiplication des pains. Devant cette foule nombreuse (cinq mille) dont Il eut pitié, «parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger» (st Marc), parce qu’ils avaient faim et soif, que fait Jésus: Il ordonne de les faire tous s’étendre par groupe de convives, «par carrés de cent et cinquante». C’est comme une figure de nos chapitres. Il faut organiser notre charité, non seulement dans nos rassemblements, mais dans la société, pour mieux donner à manger le pain de vie, offrir à chacun le don du Christ… selon le but de la mission.

conclusion

En conclusion je voudrais dire que le pèlerinage de chrétienté est désormais notre précieux bien commun à nous, un bien commun particulier au service du bien commun national et ecclésial, temporel et surnaturel, de la société. 

Il est aujourd’hui le plus grand pèlerinage pédestre de France. Il draine depuis sa naissance des dizaines de milliers de pélerins et une jeunesse dont la ferveur et l’affluence sont forcément un gage d’espérance pour la première des nations à avoir été baptisée : la fille aînée de l’Église. Tous les âges, toutes les classes sociales, toutes les professions, toutes les régions, toutes les différences naturelles sont fondues dans un même élan, un même idéal. Les enfants du début sont devenus à leur tour chefs de chapitre, des tas de vocations sont nées: la «génération Chartres» commence à produire ses fruits que d’aucuns voudraient voir plus visibles sans doute. A tort, car dans cet ordre-là, comme dit Henri Pourrat: «ce qui importe vraiment, vient silencieusement et se lève dans les âmes pour n’apparaître que peu à peu». Le rôle du pèlerinage de chrétienté est de semer, non de récolter. En outre, modestement, le pélé, qui a converti pas mal de gens, ne signe pas, comme dans un parti, ses réussites. Cela se passe, entre Dieu et chacun dans le secret des consciences, et n’est évidemment pas quantifiable en cartes d’adhésions, ni immédiatement productif… Dieu aidant, le pèlerinage de chrétienté est

devenu néanmoins un fer de lance de la tradition, «le symbole de la Chrétienté en France» (le cardinal Gagnon, en 1985), «notre Czestochowa national» (Dom Gérard, en 1985). 

L’appel de Chartres, c’est chaque année cette invitation tonique, de dimension nationale (et maintenant internationale) à une véritable reconquête spirituelle, pour nous-mêmes, nos familles, nos communautés, nos patries… au cœur de l’Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine. C’est un appel à remplir notre devoir de charité politique, à nous mettre ardemment au service de l’instauration du règne social de Notre Seigneur Jésus Christ, en pleine fidélité avec l’encyclique de Pie XI (Quas Primas) sur le Christ-Roi, et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église. Qui dit «bien commun» dit «communauté dans l’espace et dans le temps» dont les chefs de chapitre sont les gardiens essentiels sous l’autorité distincte du Président et de l’aumônier: -Gardez le pèlerinage et le pèlerinage vous gardera! Pour bien garder le pèlerinage, outre la pratique d’une vie intérieure exigeante, il faut avoir l’intelli- gence des trois grands principes développés ici et de leur harmonie. L’intelligence implique une certaine souplesse dans la fidélité, la piété et l’audace. «Unité sur les choses nécessaires, liberté sur les cho-ses qui ne le sont pas, charité en toutes choses», disait Saint Augustin.

En dépit des querelles qui, trop souvent, divisent notre famille, la concorde règnera toujours sur le pèlerinage si tous ses responsables, laïcs en particulier, indépendamment des oppositions cléricales éventuelles, comprennent qu’ils forment non seulement «une amitié au service du vrai et du beau» mais une amitié au service d’un bien commun qui les dépasse. Si le vrai (ou ce qui apparaît tel) peut parfois opposer – on veut toujours avoir raison contre l’autre, en termes dialectiques de camps opposés, sur des questions qui nous semblent nécessaires mais sont souvent d’ordre prudentiel – le bien est ce qui attire et réunit et permet souvent à la «vraie vérité», si j’ose dire, d’assumer sa bonne place. Formons donc une véritable amitié au service du bien commun que constitue le pèlerinage de chrétienté Et le reste viendra de surcroît. 

Rémi Fontaine (8.12.2001)