COMMANDEMENTS ET BEATITUDES – CRAINTE ET AMOUR

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On peut certes opposer la Loi ancienne (les commandements auxquels on obéissait ou on obéirait encore par crainte) et la Loi nouvelle dont les Béatitudes sont l’exorde. « Si le Sermon sur la Montagne est l’abrégé de toute la doctrine chrétienne, les huit béatitudes sont l’abrégé de tout le sermon sur la Montagne » (Bossuet).
Mais il faut montrer aussi qu’il y a continuité entre les deux Lois. Jean-Paul II le montrait excellemment aux évêques français du sud-ouest le 6 février 1987 :

« Il importe que nos fidèles comprennent bien l’articulation entre la Loi et la grâce. Ce sont deux formes de secours que Dieu accorde à l’homme pour atteindre sa fin, aimer et vivre son Alliance. La Loi centrée sur le Décalogue forme la conscience de l’homme, elle l’humanise, elle l’accorde à sa fin bienheureuse et elle l’ouvre à la grâce, don de l’Esprit-Saint. La Loi de l’Esprit nous devient intérieure : par la grâce, l’homme est libéré, il peut connaître le vrai bonheur, sur le chemin paradoxal des Béatitudes ».

Avant le don de la Loi ancienne, et même après, il y a déjà, dans l’Ancien Testament, des « spirituels » qui font tenir la « consigne » du Seigneur à Abraham : « Je suis le Dieu tout-puissant. Marche devant ma face et sois parfait » (Gn 17 1).
« Marche devant ma Face » : c’est la très belle image qui traduit la disposition foncière des justes de l’Ancien Testament, ce qu’ils appellent « avoir la crainte du Seigneur« . Il y a une belle similitude entre le saint patriarche Joseph et sainte Maria Goretti. S’il se refuse à la femme de Putiphar, c’est par crainte de pécher : « Comment pourrais-je faire ce grand mal et pécher contre Dieu ?« 
(Gn 39 9). Sainte Maria Goretti dit à Alessandro : « C’est un péché, tu vas en enfer« .
La crainte d’offenser Dieu, de contrister sa Face est identique sous l’ancienne et la nouvelle Loi. « Devant Toi, je n’ai fait que pécher » (Ps 50 6). Voilà la belle et grande expression : « Devant Toi ». On la retrouve dans le Benedictus : « Puissions-nous Le servir dans la sainteté et la justice, devant Lui, tous les jours de notre vie« .
Dans l’admirable Psaume 118 qui démontre avec tant de beauté ce que pouvait être pour le juste de l’Ancien Testament l’authentique amour de la Loi, c’est-à-dire, au fond, un profond désir d’union à la personne même de Dieu par le moyen de la Loi, il y a cette émouvante demande :
« Transpercez ma chair de la crainte de vous« . Comment ne pas comprendre que cette crainte est tout amoureuse ?
Donc, s’il est vrai, selon le jeu de mots de saint Augustin, d’ailleurs parfait pour accrocher la mémoire, que l’on peut « résumer la différence entre la Loi et l’Evangile en ne changeant qu’une syllabe : timor et amor« , il est vrai aussi que l’Ancien Testament est spirituellement beaucoup trop riche pour qu’on le caricature en disant que le peuple de l’ancienne Alliance n’a été mené que par la crainte des châtiments divins et, qui plus est, des châtiments temporels.

Mais, sous l’ancienne Loi comme sous la nouvelle, les Saints sont des exceptions. C’est que « la perfection de l’homme est d’adhérer aux biens spirituels en méprisant les temporels« . Saint Thomas qui énonce cela, dans sa Somme Théologique (la IIae q. 99, art. 6) ajoute qu’à côté des parfaits, il y a des imparfaits de la Loi ancienne ; ceux-ci espèrent la prospérité temporelle, mais sans perdre de vue qu’elle vient de Dieu et qu’elle les mène à Dieu. Et puis, il y a les pervers qui mettent leur unique fin
dans la prospérité matérielle.

La Loi, conclut saint Thomas, prenant les Juifs là où ils en étaient, s’efforce par la menace des peines temporelles ou par la promesse de récompenses temporelles, de les mener, comme par la main, jusqu’à Dieu.
Certes, saint Thomas le note soigneusement, il faut distinguer l’ensemble de la communauté d’Israël pour qui est faite la Loi, et puis les personnes particulières. Pour la communauté, la prospérité est le signe de sa fidélité à la Loi et les adversités sont le signe de son infidélité. Pour les personnes particulières, même observantes, les adversités peuvent être le signe que, déjà très
spiritualisées, elles sont à même de profiter de l’épreuve pour grandir. Et l’on pense au saint homme Job, bien que saint Thomas ne le nomme pas parce qu’il vivait en pleine région païenne. Mais les adversités peuvent être aussi un appel à une observance plus profonde, plus spirituelle.

On voit tout l’intérêt de cette distinction entre la communauté et les personnes particulières. La Loi s’adresse à tous, par définition, mais les relations de personne à personne avec Dieu peuvent exister dès l’Ancien Testament, dans le cadre même de l’observation de la Loi. Cette Loi imparfaite, qu’est-elle ? Elle est certes imparfaite. Sur ce sujet, il faut méditer les formules un peu extrêmes de saint Paul, soit dans l’Epître aux Galates, soit dans l’Epître aux Romains. Elles sont souvent paradoxales, et pour les raisons dites plus haut, elles ne doivent pas être toujours prises à la lettre. Mais cette imperfection tient surtout au caractère prophétique de l’Ancien Testament : il annonce, mais en figure, le nouveau Moïse et la Loi parfaite. « La Loi a été donnée par Moïse ; la grâce et la vérité par Jésus-Christ » (Jn 1 16-17). Le Christ a accompli spirituellement ce que la Loi annonçait matériellement.

Les Béatitudes, en soulignant presque violemment le changement du matériel au spirituel, donnent la transposition de plan. Ce n’est plus la prospérité temporelle qui conduit au bonheur. C’est la perfection d’un coeur pur qui sait recevoir de la main de Dieu les épreuves temporelles et les transformer en autant de moyens d’union à Dieu.

L’imperfection appelle la perfection dans les trois ordres de la Loi :

  • l’ordre moral caractérisé par le Décalogue. Si le Décalogue n’est que la détermination précise par le Législateur divin de ce que la Loi naturelle ne commandait que dans les grandes lignes, il n’en reste pas moins que son imperfection ne réside pas dans son énoncé. Avec ses trois commandements envers Dieu et les sept autres relatifs au prochain, ce résumé des devoirs moraux de l’homme est parfait (Cf. saint Thomas, la IIae q. 100).
    La perfection qu’apporte le Christ, ce sera, comme le dit joliment saint Thomas, dans son commentaire sur saint Matthieu (5 17-19) de « relever le goût » du Décalogue « par la douceur et la charité » : « Le précepte qui est mon précepte, c’est que vous vous
    aimiez les uns les autres à la manière dont je vous ai aimés
     » (Jn 15 11), c’est- à-dire « jusqu’au bout » : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, Il les aima jusqu’au bout » (Jn 13 1) en donnant sa vie.
  • l’ordre cérémonial : le Christ a enlevé le voile : toutes les figures des cérémonies et des sacrifices de l’Ancien Testament apparaissent comme symboliques du culte du Nouveau Testament. L’Agneau pascal n’était que la figure de Celui qui est « digne d’ouvrir le livre en brisant les sceaux qui le fermaient » (Ap 5 9). l’ordre judiciaire : en le tempérant de miséricorde : « Moi, non plus, je ne te condamnerai pas  » (Jn 8 11).

Les Béatitudes sont le porche d’entrée de la nouvelle Loi.

Comme dit plus haut, elles marquent, certes, un renversement des valeurs humaines. On a tellement insisté, ces trente dernières années, sur cet aspect des choses, qu’il faudrait plutôt nuancer.
Notons ce qu’en dit le Père SPICQ (Notes de lexicographie néo-testamentaire, supplément p. 442) et qui mérite d’être soigneusement noté :

« Elles constituent non seulement l’exorde du Sermon sur la Montagne, mais l’enseignement spécifique du Messie aux membres du Royaume qu’il fonde, donc l’essentiel de la Morale évangélique qui se résume dans l’axiome : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur » (Mt 6 21)… D’une part, Jésus lance un appel au bonheur (« Tout le but de l’homme est d’être heureux. Jésus-Christ n’est venu que pour nous en donner le moyen… La fin est à chacune des huit Béatitudes : car c’est partout la félicité éternelle sous divers noms » (Bossuet). D’autre part, la foi nouvelle implique un renversement de toutes les valeurs humaines, le bonheur n’est plus
attaché à la richesse, au rassasiement, à la bonne renommée, à la puissance, à la possession des biens de ce monde, mais à la seule pauvreté, car toutes ces Béatitudes visent l’un ou l’autre aspect des « pauvres » de l’Ancien Testament. Ceux-ci sont des êtres
essentiellement religieux, soumis à la Loi de Dieu, dociles à sa volonté. Dieu est leur seul recours et leur unique espoir, ils sont tout prêts à accueillir ses dons. Ils sont profondément humbles, modestes, effacés, des « petits », sans considération, qui ne possèdent rien sur terre, ils sont affamés et pleurent ».
Au fond, les Béatitudes s’adressent à ceux qui ont une âme de pauvre. Le Père SPICQ ajoute un peu plus loin : « La pauvreté selon Jésus, c’est celle de tous les hommes insatisfaits des biens d’ici-bas et qui ont d’abord le sens de leur propre dénuement personnel. Heureux ceux qui sont conscients du néant de la terre et crient : « Viens, Seigneur Jésus » (Ap 22 20) ».

On ne peut que trop recommander la lecture de Bossuet, Méditations sur l’Evangile : il commence par les Béatitudes, et, après avoir dit que chacune est « la félicité éternelle sous divers noms », il parle de la sixième et dit que là, la félicité éternelle « est sous son propre nom qui est la vue de Dieu ». La sixième, c’est la Béatitude des coeurs purs. Et cette pureté du coeur est certainement la disposition évangélique par excellence. Comme la crainte de Dieu est la disposition par excellence du juste de l’Ancien Testament.

Cette pureté du coeur est la clé du Sermon sur la Montagne. Bossuet, encore, le dit excellemment : « On a le coeur pur quand on réserve aux yeux de Dieu ce qu’on fait de bien, qu’on se contente d’être vu de lui et qu’on ne fait pas servir la vertu comme d’un fard pour tromper le monde et s’attirer les regards et l’amour de la créature. Quand on a le coeur pur, on a l’oeil lumineux et l’intention droite ». Mais il est très certain que cela pourrait s’appeler aussi « marcher devant la Face de Dieu ».

En tout cas, les deux éléments principaux de la Morale évangélique, telle qu’elle ressort du Sermon sur la Montagne, c’est, d’une part, cette pureté du coeur dans l’accomplissement des Dix commandements. Saint Thomas dit que « la loi retient la main mais pas l’esprit« , autrement dit, elle porte sur les actes extérieurs et visibles, mais non sur les actes intérieurs et invisibles. Elle ne vise
pas au coeur, mais seulement à la paix extérieure. La Loi nouvelle est « spirituelle ». Saint Thomas dit qu’elle n’est rien d’autre que « la grâce du Saint-Esprit » (voir son admirable petit Traité de la Loi nouvelle : la IIae qq. 106 à 108). Il dit encore : « Rien ne peut contraindre l’âme sinon la grâce ». Donc, dans la Morale du Nouveau Testament, Dieu veut, non seulement la prestation des oeuvres extérieures, mais le sacrifice intime du coeur.
C’est, d’autre part, le second élément qui est si important : la Morale du Nouveau Testament est une morale filiale. Non seulement parce que nous agissons sous le regard du Père (« Ton Père qui voit dans le secret« ), mais parce que, rendus participants de la nature divine, nous devons agir comme de vrais fils de Dieu que nous sommes devenus.
Si « Dieu est charité », ses fils seront, eux aussi, charité.

ABBAYE NOTRE-DAME DE FONTGOMBAULT

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