2001 

homélie chartres 2001 – S. Em. Rev. le Cardinal DARIO CASTRILLON HOYOS

« Notre monde manque de capitaines, c’est une des meilleures intuitions d’André Charlier, peut-être une de celles qui président à votre pèlerinage »

Mes très chers pèlerins,

1- Je suis heureux de présider cette cérémonie de Chartres dans cette belle église cathédrale dans laquelle on vénère très spécialement la mère de Dieu, et selon la tradition le voile de Marie également.

Je me rappelle particulièrement de cette église : ce fut l’une des premières que je visitai quand, encore séminariste, je vins de Colombie en Europe : et en visitant Chartres je fus ému par la hauteur de ces précieuses tours. Les sculpteurs travaillèrent pour Dieu, parce que en sculptant à la perfection ces pierres que tous peuvent admirer, ils rendirent palpable une autre perfection, que l’œil de l’homme ne distingue pas bien à partir des éléments de la terre : ils travaillaient pour Dieu.

Et je me sens heureux de pouvoir vous accompagner au terme de ce pèlerinage, puisque quand Jésus aperçut les foules qui avaient cheminé toute la nuit à sa rencontre, il en eût pitié (Mt 14, 13). Et regardez en quoi consiste la pitié de Jésus : d’une part il les guérit tous ; et d’autre part, il les instruisit longuement.

N’ayant pas le pouvoir de vous guérir – je laisse ce rôle au corps glorieux du Christ, qui se fait notre pain de vie lors de cette Messe – il ne me reste qu’à parler longtemps, si je veux imiter mon maître. Il n’empêche : guérison et enseignement, voilà comment Jésus prend pitié de nous.

Il est à noter – c’est Saint Jean Chrysostome (Hom. 50) qui insiste sur ce point -que cette fois-là, Jésus guérit tous leurs malades sans demander de contrepartie. Pas le plus petit acte de foi, pas le moindre  » si tu crois, tu verras la gloire de Dieu « , pas de petite condition subsidiaire :  » je t’accorde ta guérison, mais toi d’autre part…  » .

Dans tout l’Evangile, c’est la seule et unique fois que Jésus fait preuve d’une telle magnanimité. Puisque l’Evangile de Saint Matthieu relève ce détail : le peuple le suivit à pied, et non sur des chars ou des bêtes de somme, c’est bien la marche à pied, comme expression du désir de s’attacher à Jésus, qui a suscité la compassion du Sauveur et qui tint lieu de foi.

2. Vous avez beaucoup marché. Je me suis laissé dire que votre pèlerinage est l’un des plus physiques. Et j’imagine que si vous ne dormez pas déjà, moulus par la fatigue, vous êtes pleins d’enthousiasme d’avoir réussi ce sacrifice pour vous-mêmes, d’avoir donné aux yeux du monde ce beau témoignage d’adhésion au Christ et d’espérance pour l’avenir, et de vous êtes retrouvés si nombreux à partager un même amour de l’Eglise.

Le pèlerinage est un souvenir de notre foi Abrahamique. Sortons de notre terre, de ce qui est habituel ; sortir de notre terre c’est bien souvent laisser nos douleurs, nos angoisses, et aussi nos péchés, pour nous approcher de la terre promise par Dieu, une terre de paix et d’allégresse.

Le pèlerinage nous a permis de nous unir à la croix du Christ, par le sacrifice que doit faire tout pèlerin au cours d’une longue route, parcourue avec un enthousiasme juvénile, en se fatiguant de ce qui est éphémère pour obtenir l’allégresse de ce qui est constant et stable.

C’est bien, c’est très bien, mais nous nous connaissons : dans notre tempérament chevaleresque, cela risque toujours de n’être qu’un baroud d’honneur sans suites pratiques. Or ce qui compte, après avoir été guéri, c’est de vivre ! Le but de Dieu, c’est de nous communiquer la vie éternelle, nous dit l’Evangile d’aujourd’hui (Jn 3, 16).

Or peut-être sommes nous parfois un peu handicapés du cœur, de ce côté-là. Nous sommes capables de faire de grandes choses pour le Seigneur, du moins le croyons-nous. De nous battre pour de nobles causes. De faire des pénitences dignes de Saint Jérôme, de dormir sur la dure – au risque d’être dur aussi avec notre conjoint – d’offrir avec beaucoup de générosité pour réparer. Mais vivre de la vie éternelle, peut-être cela nous fait-il peur. C’est trop exigeant, et puis c’est flou, cela ne peut pas se contrôler, se mesurer. « Non, Seigneur: laissez-moi mourir pour le Christ-Roi, faire des plans sur la comète pour vous gagner la société, mais ne me demandez pas de vivre dans votre amitié « .

Or l’un ne va pas sans l’autre.

Jésus est réellement roi. D’abord, c’est parce qu’il est le Christ Seigneur, ayant en tant qu’homme acquis son Eglise au prix de son sang, que l’Eglise revendique face à tout pouvoir public une autorité spirituelle et la liberté de prêcher l’Evangile à toute créature (Dignitatis humanae, 13) ; et l’enseignement traditionnel sur les devoirs des sociétés envers lui garde toute sa valeur (ibid, modus 3).

La fête du Christ-Roi est une célébration de la royauté sociale du Christ (Pie XI, enc. Quas primas), et pas seulement d’un je ne sais quel Christ cosmique trop lointain pour avoir des conséquences pratiques. Cela n’a rien à voir avec le retour de la théocratie ou d’un prétendu  » ordre moral « , les chers ennemis pour lesquels nous prions beaucoup peuvent dormir tranquille de ce côté-là.

Mais il est clair que si nous aimons le Christ, nous ne pouvons que vouloir vivre en cohérence avec sa présence, y compris dans nos responsabilités sociales.

Gaudium et spes (n. 43) disait que  » le divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps « 

Quelle tristesse que de voir des hommes politiques persuadés que leur foi chrétienne est une question privée sans incidence sur les choix qu’ils ont à faire. Comme si l’on pouvait faire le moindre choix sans avoir de principes ! Comme si le Christ n’illuminait pas toutes les réalités humaines

Ceci dit, peu nous importe si nos sociétés ont apostasié : nous n’allons pas le ressasser ni leur en vouloir, cela fait au moins un siècle, et il est clair que les générations actuelles ne sont pas responsables des fautes de leurs pères. Ce qui nous importe, c’est, comme le disait le bienheureux Jean XXIII,  » d’injecter la puissance de l’Eglise dans ce qu’on peut appeler les veines d’un peuple « , de sorte que l’Eglise ne soit pas une institution quelconque, imposée de l’extérieur (Encyclique Mater et Magistra ; CE décret Ad gentes n. 3), mais l’âme de la société, qui vivifie tout ce qu’elle y trouve de bon.

Ce qui nous importe, c’est de faire  » venir à la lumière tous ceux qui pratiquent la vérité «  (cf Jn 3, 21), et ils sont si nombreux autour de nous : tant de personnes qui ne connaissent pas le Christ, qui sont ignorantes de son message social, des conséquences pratiques de l’Evangile, et qui sont pourtant de bonne volonté, qui aspirent de tout leur cœur à un salut qui touche jusqu’aux institutions.
Comment les rejoindre ? en témoignant à la fois des implications pratiques du christianisme, de sa capacité de créer et de régénérer la culture – il est savoureux, il est délectable, il est généreux, il procure la vraie joie, il est inventif – et dans le même temps, en témoignant de la vie éternelle, de la transcendance de Dieu.

Je suis donc heureux de pouvoir accompagner un groupe qui a un sens délicat de l’amour pour les nobles traditions de l’Eglise, et qui a une spéciale estime du sens du sacré. Le rite antique de la Messe sert précisément à beaucoup de personnes pour maintenir vif ce sens du mystère : Dieu est l’ineffable, l’incompréhensible, l’insaisissable (cf l’anaphore de la liturgie de Saint Jean Chrysostome) ; il est infiniment proche parce qu’il a voulu nous rejoindre, et infiniment lointain parce que nous ne pourrons jamais comprendre son immensité.

Le rite sacré, avec le sens du mystère, nous aide à pénétrer avec nos sens dans l’enceinte du mystère de Dieu.

La noblesse d’un rite qui a accompagné l’Eglise pendant tant d’années vaut bien la peine de ce qu’un groupe choisi de fidèles maintienne l’appréciation de ce rite, et l’Eglise par la voix du Souverain Pontife l’a compris ainsi quand elle demande qu’il y ait des portes ouvertes pour la célébration :  » A tous ces fidèles catholiques qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine, je désire aussi manifester ma volonté à laquelle je demande que s’associent les évêques et tous ceux qui ont un ministère pastoral dans l’Eglise – de leur faciliter la communion ecclésiale grâce à des mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs aspirations… On devra partout respecter les dispositions intérieures de tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine, et cela par une application large et généreuse des directives données par le Siège apostolique « .

Je remercie ici particulièrement Monseigneur Bernard-Nicolas Aubertin, évêque de Chartres qui a volontiers facilité cette célébration ; et je remercie mes frères dans l’épiscopat ici présents, témoins de l’universalité de l’Eglise.

Nous célébrons ensemble un beau rite, rite qui fut celui de nombreux saints, une belle messe qui a rempli les voûtes de nombreuses cathédrales et qui fit résonner ses accents mystèriques dans les petites chapelles du monde entier. Ne contraposons jamais, parce qu’on ne peut contraposer les accidents quand il n’y a qu’une seule substance. Et la substance c’est le sacrifice non sanglant du Christ qui répète tous les jours à l’autel le sacrifice sanglant de la Croix.

D’autre part, la liturgie n’est pas l’unique activité de l’Eglise. Faire goûter le ciel sur la terre, là est la vraie croisade, mais cela passe par d’autres travaux d’approche. L’enjeu est avant tout culturel : la crise que nous avons vécu en Occident plonge ses racines dans un manque de préparation intellectuelle. Je dirais plus : dans un manque d’ambition, au sens humble du mot.

Il n’est pas possible de vouloir gagner ce monde au Christ en se contentant d’un cocon dans lequel nos familles nous paraissent mieux protégées : petits projets, petites études, guerres mesquines. Je m’adresse donc plus particulièrement aux jeunes parmi vous : le Christ a droit au meilleur de vous-mêmes, professionnellement parlant.

Notre monde manque de capitaines, c’est une des meilleures intuitions d’André Charlier, peut-être une de celles qui président à votre pèlerinage.

Or on devient un leader non pas en jouant des coudes pour le pouvoir, mais en collaborant avec les autres, en les servant par notre compétence.

Faire venir à la lumière : tant d’autres qui ont une vision déformée du message social de l’Eglise et de la magnifique liberté du Christ, persuadés qu’ils sont que tout est encore à faire, que la société est à inventer, que l’homme nouveau est lui-même à inventer, comme si le Christ, vrai Dieu et vrai homme, ne nous révélait pas la vraie nature de l’homme et la vraie socialité !

Quelles leçons tirer de cette situation ? Pourquoi faisons-nous si souvent fausse route après un bon départ ? Saint Thomas nous enseigne que la connaissance de la loi de Dieu – la conscience d’une belle entreprise à réaliser, et même la  » bonne formation « , dirions-nous – est nécessaire, mais qu’elle n’est pas suffisante. Il est indispensable qu’il existe une sorte de  » connaturalité  » entre l’homme et le bien véritable (Somme Théologique, II, II, 45, 2). Or cette connaturalité s’enracine et se forme d’abord dans les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité (Veritatis splendor, n. 21).

3. C’est pourquoi, et c’est mon second point, s’il faut désirer travailler pour le Christ-Roi, il faut le faire en tant que son ami, et non pas comme un mercenaire. Il est vrai que Dieu le Père a un tel amour pour l’Eglise, rachetée par le sang de son Fils, que quiconque accepte de travailler pour elle aura sa récompense, et même en cette vie, s’il dédaigne la vie éternelle, comme le promettait le Père éternel à Ste Catherine de Sienne (Dialogues). Mais nous serions totalement schizophrènes si nous prétendions travailler pour le Christ sans nourrir notre connaturalité avec lui, notre vie théologale.

Notre entreprise serait vouée à l’échec, parce que, en refusant une trop grande intimité avec lui, nous refuserions que sa lumière envahisse tous les aspects de notre vie, et notre conscience deviendrait très vite faussée. Et par conséquent, notre service à la société serait très vite une illusion, notre service à l’Eglise encore plus : c’est elle qui nous sauve, et non pas l’inverse.

Il est donc important de ne pas s’arrêter dans le vestibule du sacré, mais de rejoindre la sainteté de Dieu, avec une âme dépouillée. L’important est de savoir qu’il est l’absolu auquel nous consacrons toute notre vie, qu’en lui nous avons le repos pour nos cœurs inquiets.

Qu’il est un chemin sûr, un chemin qui s’ouvre avec la merveille de la nouveauté pour les jeunes générations, les enfants et les hommes qui commencent à marcher dans le Christ pour voir le beau panorama de Dieu ; pour les adultes, cheminer sur la route du Christ signifie avoir la maturité que le Christ nous demande afin que le Père soit notre modèle de perfection ; pour les plus âgés, c’est l’allégresse de l’espérance quand à la fin du chemin on voit la cime lumineuse de l’amour de Dieu.

L’important c’est de savoir que chacun de nous est aimé de Dieu (Jn 3, 16). Parce que nous avons été créés par un acte volontaire de Dieu, notre histoire est sortie de sa main, et elle se poursuit dans la main de Dieu. Nous pouvons ruiner le plan de Dieu avec notre volonté libre, mais toujours il y aura cette main tendue pour nous ramener dans ce chemin vers la maison du Père.

Jésus est la vérité.
Cheminer avec lui c’est obtenir la satiété pour notre intelligence inquiète ; c’est renforcer notre raison en la mettant au-dessus des contingences et des faiblesses propres à la créature. C’est jaillir de nos ombres et de nos confusions, jusqu’à la lumière divine. La lumière de la vérité de Dieu, au milieu de nos confusions, nous en avons besoin :
combien de garçons se trouvent pris au dépourvu face à un carrefour de leur vie, et ne savent pas quel est le vrai chemin. Nous avons devant nous tout un éventail d’options et nous ne savons pas quelle est la meilleure ; à ce moment là, comme il est important de s’en tenir à la lumière du Christ, du Christ vérité, pour comprendre ce qui correspond à notre intelligence inquiète et à notre cœur sans repos.

Le Christ est vie.
Marcher avec lui, c’est renforcer l’enfance qui se trouve aussi proche des sources de la vie et qui a devant elle tout un chemin à parcourir; c’est donner à la vitalité juvénile, à l’adolescence et à la première jeunesse la force de Dieu qui est vie, et vie sans failles ; l’homme adulte doit rencontrer en celui qui est la vie des motifs d’analyse, de satisfaction, de devoir accompli, ou d’insatisfaction pour les pages incomplètes ; celui qui est âgé aura dans ce chemin avec le Christ-vie l’expression la plus haute de l’espérance : quand tout se défait il reste la Vie.

Puisse donc ce pèlerinage signifier une valorisation de la liturgie, au sens le plus profond : une action dont le Christ, le grand-prêtre des biens à venir, est le centre et le principal acteur dans les cieux (cf. Catéchisme de l’Eglise catholique 662) ; et une action de son Eglise, le peuple saint qui se rassemble pour participer à l’œuvre de Dieu (Jn 17, 4), dire à Dieu qu’il est Dieu, l’adorer tant dans l’intimité de l’être que dans la communauté de la famille, et dans celle de la famille humaine (cf. ibid 1069). Nous voulons travailler dans la famille humaine, faire de notre vie une liturgie prolongée : soyons d’abord unis au Christ chemin, vérité et vie.

Nous savons que l’Eglise est la réponse à une convocation : ne l’oublions jamais, si nous sommes ici c’est parce que nous avons entendu cette convocation et que nous avons dit  » oui  » à l’appel du Christ. Nous sommes convoqués par Lui pour être guidés par sa parole et par le projet qu’il a laissé dans l’histoire pour réaliser sa volonté. Tel est le sens de notre présence à Chartres. Puisse-t-il donc dans cette Eucharistie récompenser notre marche à pied, guérir toutes nos blessures, agréer nos propres projets à son service, pour introduire notre action dans sa propre action, faire de nous des membres vivants de son Eglise, et finalement nous communiquer sa propre vie et sa sainte amitié ; et que Notre-Dame de Chartres nous y garde !

Ainsi soit-il !

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