L’AMOUR HUMAIN

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« A vous qui croyez à la vocation de la France, je vous le redis : « Aimez! « 

Pie XII à Notre – Dame de Paris, 1937

Comme le précise le titre, notre réflexion porte sur l’amour humain. Elle ne veut pas être purement théorique ou cérébrale – comment parler de l’amour d’une telle manière! – mais il y a tellement d’ambiguïté aujourd’hui sur la signification de l’amour qu’il a paru nécessaire de revenir à des notions fondamentales26.


L’amour humain se distingue de l’émotion, il est plus complexe, plus profond, plus durable. Dans le plus simple des cas, dans l’ordre sensible, c’est un mouvement, une orientation, une inclination de la sensibilité vers le bien sensible aimé, bien qui détermine lui-même cet attrait sans qu’il y ait de choix. L’amour est ainsi le premier moteur de la vie de la sensibilité.


Et puis il y a un autre amour, amour spirituel qui est mouvement, orientation de la volonté (principe immédiat de tout acte humain) pour le bien considéré en sa nature de bien, bien qui est alors le fondement du choix de la volonté parmi divers biens. C’est l’amour de « prédilection ». L’amour est ici le moteur de la volonté. C’est la force de l’amour pour un bien supérieur qui incline la liberté au choix de ce bien, comme fin concrète. L’amour consiste dans l’engagement de la liberté et la liberté est faite pour l’amour.


Mouvement de la sensibilité et amour de prédilection peuvent évidemment être convergents et c’est alors tout l’être humain qui se porte vers l’objet aimé. Trois points se dégagent de cette présentation :

  • Alors que la connaissance est une perfection intérieure de celui qui connaît, l’amour est un élan, un entraînement de celui qui aime vers l’objet aimé. L’objet connu est objet de la connaissance en tant qu’être, l’objet aimé est objet de l’amour en tant que bien.
  • Dans tout amour il y a cette réalité d’un bien qui attire et qui invite en quelque sorte à un dépouillement de soi, à un dépassement. Le dépassement se manifeste non pas seulement dans l’amour d’une personne pour une autre, mais dans l’amour du travail bien fait, l’amour de la terre, l’amour du passé, l’amour de Dieu…

  • Contrairement à une fausse opinion très répandue, l’amour n’est pas recherche du sentiment d’aimer. Toute réflexion sur l’amour repose sur une réflexion si la volonté. On relie souvent l’amour au coeur; il faut alors prendre ce terme dans son très beau sens étymologique : celui que lui donne Corneille : « Rodrigue, as-tu du cœur? »

Le Vrai et le Bien

L’objet propre de la volonté est dans le bien, le bon, ce qui est « convenable ». Il est impossible de concevoir que nous puissions vouloir autre chose que ce qui nous « convient ». La volonté ne se porte vers quelque chose que dans la mesure où, à tort ou
à raison, quelque aspect de bien y a été reconnu. La volonté de celui qui s’enivre n’est pas déterminée par le mal qui découle de cette intempérance mais par l’amour pour ce bien qu’est le vin, préféré au respect du plan de Dieu qui a créé l’homme raisonnable et non privé de raison comme l’est l’homme ivre.


La volonté s’attache au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. L’amour de prédilection suppose le jugement. Donner la primauté à la volonté sur l’intelligence conduirait à faire qu’un acte soit bon non pas en raison de l’objet qu’il vise mais dans la mesure où il est authentiquement voulu. Il faut au contraire donner la primauté au vrai, la volonté n’est bonne que si elle se réfère à la vérité. « Le subjectivisme fait déchoir la volonté de son ordre propre et passera facilement au service des puissances affectives inférieures et de l’instinct, car la volonté tient sa noblesse et sa spiritualité du fait qu’elle est enracinée dans l’intelligence » 27. Le subjectivisme conduit à la devise Faustienne : « Au commencement était l’Action« , substitut diabolique de : « Au commencement était Verbe » et qui anime hélas bien des initiatives d’âmes généreuses.

Amour et Connaissance

« Nous n’aurons rien gagné, dit encore Maritain, si cela même qui est l’objet et fin de l’intelligence (la vérité), le terme de son inclination naturelle n’est pas aussi l’objet et le terme de notre inclination volontaire vers notre bien; nous n’aurons rien gagné car nous n’aimons pas la vérité de tout notre coeur » 28…

Et sainte Catherine de Sienne enseignait : « L’amour suit la connaissance et en aimant, l’âme cherche à suivre la vérité et à se revêtir de vérité »29.


Pratiquement, aimer la vérité, c’est aimer l’objet vers lequel se porte la volonté, tel qu’il est. Le risque ici est de s’en faire une image « idéale », en quelque sorte désincarnée.


La lucidité ne supprime pas l’amour, la séduction peut l’empêcher. On peut être séduit et ne plus être attiré. Le Christ, Bien infini, sur la Croix attire tout à Lui; il ne viendrait pas à l’esprit de dire qu’alors II séduit. La connaissance du bien (connaissance au sens réaliste du terme, qui exprime la vérité des choses) est donc nécessaire et, dès qu’il est né, l’amour de la vérité inspire nos efforts pour le progrès de nos connaissances intellectuelles; il pousse l’intelligence à des investigations plus profondes. On peut même dire que l’amour engendre une nouvelle forme de connaissance : « La connaissance par amour, qui expérimente comme bon l’objet aimé dans et par l’élan qui porte vers lui : c’est ainsi qu’une mère connaît par amour le bien de son enfant parce qu’elle le veut comme sien et les besoins de son enfant parce qu’elle les éprouve comme siens » 30.


Nous avons insisté sur la primauté du vrai : l’amour est vrai lorsqu’il réalise son essence, c’est-à-dire se porte sur un bien authentique et de manière conforme à la nature de ce bien. Cette primauté du vrai n’exclut cependant pas l’aspect
complémentaire des activités de la volonté et de l’intelligence. « Malheur à l’humanité si l’une accapare toute la sève au profit de l’autre« 31.

De plus, la raison ne contient pas l’amour, elle le guide, l’oriente en lui désignant de plus grands biens mais l’amour va plus loin. Il y a un certain amour de notre connaissance qui n’est en fait qu’un amour égoïste de nous-même. La connaissance n’est pas la mesure de l’amour. « L’amour se mesure non seulement à la valeur de l’objet vers lequel il se porte mais à la véhémence de son mouvement ». C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre l’adage : la mesure d’aimer c’est d’aimer sans mesure ».

Les biens à aimer

Les biens « honnêtes » aimés pour eux-mêmes et vers lesquels se porte l’amour – parce que le jugement de l’intelligence y reconnaît une vraie perfection – sont nombreux : la science (à laquelle est lié l’amour de la vérité), la beauté, la famille, la patrie, « l’amitié »


Une volonté bien réglée aimera ces biens particuliers en les reconnaissant comme particuliers, c’est-à-dire en sachant discerner leurs limites… La fidélité
n’autorise pas de hiérarchie, de biens aimés de manière relative, c’est évoquer un bien supérieur auquel tous les autres sont subordonnés et qui constitue la fin dernière de l’homme. « Le fond même de la vie morale se trouve donc dans le libre mouvement de la volonté vers fin dernière avec toutes ses exigences, c’est-à-dire dans l’amour de libre préférence donné par la volonté à la fin dernière ainsi préférée à tout le reste » 32.


Le problème fondamental est donc la recherche de la vraie fin dernière qui ne peut être que le Bien infini et parfait : Dieu. Lorsque l’amour se porte sur des biens particuliers, ce sont des étapes intermédiaires; ce n’est pas le terme de sa course.

La perfection de l’amour

Quand la raison a « reconnu » un véritable bien, la volonté s’y porte et s’y attache avec complaisance. « L’amour est une complaisance dans un bien« . Mais il y a
deux attitudes possibles : se complaire dans un bien parce qu’il est bon en lui-même, conforme à l’ordre, c’est alors aimer parfaitement. Ou alors se complaire dans le plaisir que l’on éprouve en s’attachant à ce bien; c’est un amour imparfait.


Mais qu’est-ce que se complaire dans un bien? « C’est s’élancer vers lui, ou l’attire à soi, de façon à lui appartenir et à le posséder tout à la fois, jusqu’à l’union la plus étroite et si possible la fusion totale et l’unité. (L’amour) s’empare de toutes les puissances et finit par imprégner la personne toute entière. La vie se laisse conduire et façonner par l’amour qui l’inspire; elle se modèle sur l’objet aimé : « l’âme est dans ce qu’elle aime plus que dans ce qu’elle anime » (saint Augustin).33″

L’amour d’amitié

Lorsque l’amour de prédilection concerne une personne humaine, aimée pour elle-même, on parle d’amour d’amitié.
« Il y a une vertu naturelle de charité qui nous fait aimer nos semblables d’un amour non seulement affectif (bienveillance) mais surtout effectif (bienfaisance), pour eux-mêmes » 34. Aimer l’autre parce qu’il m’aime n’est pas l’amour d’amitié dans ce qu’il a de plus fort; l’amour d’amitié, c’est aimer l’autre pour lui-même et donc pour son bien, pour ce qu’il a de meilleur en lui… « Je me repose dans son amour mais c’est lui que j’aime et non son amour« .


Il y a un devoir de charité fondé sur l’amour naturel que se doivent les hommes, en raison de leur similitude de nature et donc de fin dernière à atteindre par
les mêmes moyens… Tout être s’aime naturellement lui-même et donc par le même mouvement, aime ce en quoi il se retrouve lui-même, à proportion qu’il s’y retrouve
« 35.


Aimer le prochain comme nous-mêmes c’est ainsi vouloir pour lui le bonheur éternel et les biens spirituels et matériels qui peuvent nous aider à y atteindre. « L’amour est ainsi conditionné par les relations communes des personnes à l’égard du même bien qu’elles choisissent et auquel elles se soumettent. On ne peut imaginer un amour entre deux personnes sans ce bien commun » 36(11) qui les lie, qu’ils choisissent ensemble et qui les perfectionne l’un et l’autre. Seul un bien objectif peut unir des personnes en prenant le caractère de bien commun, excluant tout égoïsme. Le mariage est le lieu privilégié de cet amour d’amitié.
Le bien commun visé sera la procréation, les enfants, la famille.

Il est clair qu’il ne faudrait pas réduire l’amour à une démarche commune, une orientation commune vers un bien qui serait « extérieur » aux personnes, comme pourrait y inciter la formule connue de Saint Exupéry prise à la lettre : « aimer c’est regarder ensemble dans la même direction« . Le bien auquel
s’attache la volonté et qui ne peut être obtenu isolément doit être un vrai bien pour chacune des personnes, les perfectionnant l’une et l’autre, voulu par l’une pour l’autre dans une complète réciprocité. C’est ainsi qu’amour conjugal et bien commun du mariage sont intimement et nécessairement liés.


Aimer une personne ce n’est donc pas user d’elle comme d’un bien « utile »; l’amour est la seule antithèse de l’utilisation de la personne en tant que
moyen et instrument. La personne est un bien à l’égard duquel seul l’amour constitue l’attitude appropriée valable« 37.


Pour conclure, nous citerons Lacordaire : « L’amour est l’acte suprême et le chef-d’oeuvre de l’homme. Son intelligence y est, puisqu’il faut connaître pour aimer; volonté puisqu’il faut consentir, sa liberté puisqu’il faut faire un choix; ses passions puisqu’il faut désirer, espérer, craindre, éprouver de la tristesse ou de la joie; sa volonté puisqu’il faut persévérer, quelquefois mourir et toujours se dévouer« .


Nous sommes restés dans ces brefs rappels, au niveau de l’amour humain et spirituel. Au niveau surnaturel tout est transformé, transfiguré. En aimant Dieu pour Lui-même, la charité L’aime partout où II est présent. Par la charité, l’homme s’aime lui-même pour Dieu qui est en lui, et il aime le prochain comme lui-même. J’aime l’ai pour l’amour de Dieu et je l’aime en même temps pour lui-même comme le Christ l’air Lui qui a donné Sa vie pour tous les hommes. Il y a dans l’amour humain une incarnat de l’amour divin.

A.F.S.

26 Références : J. Daujat, « Qu’est-ce qu’une vérité? » et « Doctrine de vie chrétienne » (Téqui) – Père M.D. Philippe,
« Au coeur de l’Amour (Le Sarment, Fayard). Karol Wojtyla, « Amour et responsabilité » (Stock). Père Sineux,
« Introduction à la théologie de saint Thomas » (Téqui). Ch. Collin, « Manuel de philosophie thomiste ».

27 J. Maritain, « Les 3 réformateurs » (chapitre consacré à Luther)

28 « Le Docteur Angélique », cité par le père de Blignières – Sedes sapientiae, 42. 29 « Le Dialogue », cité par le père de Blignières – Sedes sapientiae, 42.
30 J. Daujat, « Doctrine et vie chrétienne », p. 45.
31 J. Maritain, « Les trois réformateurs ».

32 J. Daujat, « L’ordre social chrétien », p. 53 (passage souligné par nous)

33 « Initiation à la théologie de st Thomas », père Sineux (Téqui).
34 Manuel de philosophie thomiste, Ch. Collin
35 idem.
36 Jean-Paul II, « Amour et Responsabilité ».

37 Jean-Paul II, « Amour et Responsabilité

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