Les pèlerins d’Emmaüs

logo-ndc-bleu-512px

Si le cœur est fermé, l’esprit ne sera pas éclairé

La matinée de Pâques vue par les disciples d’Emmaüs.

Les deux disciples d’Emmaüs s’éloignent de Jérusalem en début d’après-midi. La matinée a été chargée en émotions. « Que s’est-il passé ? » demandera le Seigneur lorsqu’il se joindra à eux. « Quelques femmes qui sont des nôtres… s’étant rendues de grand matin au tombeau et n’ayant pas trouvé son corps… sont revenues nous dire que des anges même leur étaient apparus, qui le déclarent vivant ». « Telle est la nature humaine, dit saint Augustin. On croit les femmes quand elles mentent et on ne les croît pas quand elles disent la vérité ». Il y a deux choses importantes à retenir : les disciples d’Emmaüs ont conscience d’appartenir à un groupe dont ils ne savent pas encore qu’il est l’Église naissante : « Quelques femmes qui sont des nôtres» et ils vont ajouter : « Quelques-uns des nôtres ». Et les deux disciples sont des tout premiers à recueillir le témoignage des femmes. Même si les Apôtres ont fait peu de cas de ce témoignage, il est manifeste qu’il n’est pas resté sans écho dans le cœur des deux disciples. Certes les hommes qui sont allés au tombeau (curieusement eux deux n’y sont pas allés mais ce ne sont pas des impulsifs : le Seigneur leur dira sans ambages : « vos cœurs sont lents à croire ») sont revenus convaincus de la vérité de ce qu’ont dit les femmes mais « lui, ils ne l’ont pas vu ».

Les dispositions intérieures des deux Disciples.

Ils sont bouleversés : « les femmes nous ont, il est vrai, bouleversés ». Un grand commentateur du XVIème se demande pourquoi ils quittent Jérusalem et il répond : « soit parce que leurs affaires le réclament, soit parce que leur âme le réclame pour qu’ils puissent se distraire de la tristesse et de la douleur de la mort si atroce de leur Maître et les adoucir ». Et il ajoute finement : « la crainte luttait en eux avec l’espérance et dans le doute ils oscillaient entre l’une et l’autre ». Les femmes ont fait lever l’espérance dans leur cœur. Les hommes leur ont causé une vive déception.

Mais ils sont bouleversés et la conversation entre eux est vive et soutenue. Au dire des spécialistes le verbe grec employé par saint Luc au verset 17 pourrait se traduire : « ces pointes que vous vous lancez ». Ce qui laisse entendre qu’ils n’étaient pas d’accord.

Ce qui importe plus que tout c’est de remarquer deux autres choses soulignées par le Père Bernard si fin analyste de l’Évangile : « Ces deux hommes sont pénétrés surtout d’une ferveur extraordinaire à l’égard de Jésus » : ils ne pensent qu’à Lui, ne parlent que de Lui ; 15 fois dans la page revient le pronom “Lui”. Cette première constatation dit assez que la disposition principale pour mériter d’être accompagné par Jésus sur la route du pèlerinage de notre vie c’est de L’aimer. Remarquons soigneusement que, lors de la Vigile pascale, la Sainte Église demande que « la lumière du Christ ressuscitant glorieusement dissipe les ténèbres du cœur et de l’esprit ». La première condition de la docilité, c’est l’ouverture du cœur. Si le cœur est fermé, l’esprit ne sera pas éclairé. Tout l’Évangile, spécialement celui de saint Jean, le montre abondamment.

La deuxième constatation du Père Bernard est dans la suite logique de la première : « Si les deux disciples n’étaient pas ces hommes « au cœur noble et bon » (Lc 8, 15), Jésus leur accorderait-il cette grâce de les rejoindre comme il fait, et de leur livrer un si bel enseignement ? » (Le Mystère de Jésus, II, p. 569). Le Père Bruckberger dit la même chose sous une forme négative : « Peut-être est-il apparu à bien d’autres qui, n’ayant pas le cœur et l’esprit occupés de lui, n’ont pas été dignes qu’il se fasse reconnaître. C’est bien le lieu de citer les mots de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé » (L’Histoire de Jésus-Christ, p. 574).

Le cœur de la Révélation.

Jésus se joint à eux et il n’est pas reconnu. Mais il gagne leur confiance d’emblée. On a le sentiment qu’ils “sentent” que c’est Jésus avant même de le savoir explicitement. Mystère de la grâce qui dispose leurs cœurs. On a noté qu’au fur et à mesure que le soir tombe (“Reste avec nous le soir tombe”), la lumière se fait de plus en plus vive dans leur cœur. On peut y voir, pour nous, la suggestion que le calme du soir si frappant à la campagne porte plus facilement au recueillement nécessaire pour recevoir la lumière surnaturelle. En tout cas, les deux disciples n’hésitent pas à confier leur déception la plus profonde : ils s’étaient attachés à un “Prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple”. Dans un sermon pour le Mardi de Pâques (jour auquel on lisait le récit des pèlerins d’Emmaüs), Saint Augustin s’indigne : « Que dites-vous là, ô disciples ? Le Christ serait un Prophète, lui qui est le Seigneur des Prophètes ! ». Et Saint Augustin ajoute : « Ils avaient adopté l’opinion des non -croyants ». Ce qui est certain c’est que nos deux disciples étaient profondément déçus : « Nous espérions que c’était lui qui délivrerait Israël ».Sur quoi, Saint Augustin, toujours, ajoute magnifiquement : « Vous espériez, maintenant vous désespérez ? Vous êtes tombés de votre Espérance. Il vous relève celui qui marche avec vous. Ils étaient ses disciples, ils l’avaient écouté, ils avaient vécu avec lui, ils avaient pu connaître leur Maître, ils avaient été instruits par Lui et ils ne purent pas imiter et avoir la foi du larron pendant à la Croix. Là où le larron a trouvé l’Espérance, les disciples l’ont perdu ».

C’est, sans doute, cette longue communauté de vie avec leur Maître bien-aimé qui leur vaut le reproche assez cinglant qu’on pourrait traduire vulgairement mais très exactement : «Vous n’êtes pas des flèches ! ».

Qu’est-ce qu’ils auraient dû comprendre ? Quelle est la grande certitude qui aurait dû soutenir leur Foi et maintenir leur Espérance ? Celle que les Anges ont rappelé aux saintes femmes le matin même de la Résurrection : « Rappelez-vous ce qu’il vous avait dit quand il était encore en Galilée : “Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains de pécheurs, qu’il soit crucifié et que le troisième jour il ressuscite. Alors elles se rappelèrent ses paroles ». Et manifestement elles les ont rappelé aux Apôtres et aux disciples, en revenant du tombeau. Et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Car, manifestement, nos deux disciples sont travaillés par ce qu’ont dit les Saintes Femmes. « Mais avec tout cela, voilà deux jours que ces choses se sont passées ». Ils se raccrochent malgré tout à cette idée du troisième jour. Mais ce qui les déroute, c’est que ceux qui sont allés au tombeau l’ont trouvé vide mais n’ont pas vu Jésus.

Alors, Jésus développe ce qui est vraiment le cœur de la Révélation : « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans Sa gloire ? ». Les prophètes l’ont annoncé. Comment bien entendre ce “Ne fallait-il pas ?”. Bien sûr il ne s’agit pas d’une nécessité aveugle que le Christ aurait dû subir. Si le Christ a frémi devant le calice, Il l’a finalement accepté parce que c’était ce que d’un commun accord le Père, le Saint-Esprit et Lui avaient décidé. Ce “il fallait” se rapporte aux Prophéties : elles n’avaient pas été faites pour rien, elles devaient s’accomplir. On peut leur appliquer ce que le Seigneur dit de ses prophéties à Lui : « Le ciel et la terre passeront mais mes paroles ne passeront pas ». Le Seigneur est mort en disant : “Tout est accompli”, sous-entendu de ce que des Prophètes avaient annoncé de ma Passion. Comment savoir ce que le Seigneur a révélé aux heureux disciples d’Emmaüs ? On peut le reconstituer sans trop de peine au moins sommairement en se mettant à l’écoute de l’Évangile, des Pères de l’Église et de la Liturgie de l’Église.

Que nous dit Saint Jean ? Il veut expliquer pourquoi on n’a pas rompu les jambes de Jésus sur la Croix et pourquoi le Cœur du Seigneur a été transpercé. Et il renvoie à deux prophéties.

L’une est celle qui renvoie à l’Agneau pascal (indication ô combien précieuse : Saint Jean identifie le Christ à l’Agneau pascal) : “Vous ne briserez pas ses os” et l’autre est celle du Prophète Zacharie : “Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé”.

Si l’on considère les Actes comme ce qu’ils sont, : la continuation de l’Évangile, on voit l’épisode du diacre Philippe (Actes 8, 26-40) que le chapitre 53 d’Isaïe (texte capital pour comprendre le Mystère de la Rédemption) est une Prophétie saisissante de la Passion.

Saint Clément de Rome écrit en 95 aux Corinthiens qui continuent à se disputer. Il leur parle du sacrifice du Christ. Et, il y voit la réalisation de deux textes admirablement prophétiques : le Psaume 21 et le chapitre 53 d’Isaïe qu’il cite en entier.

Enfin, que fait la Sainte Église dans sa Liturgie sinon de mettre sans cesse en regard les Prophéties de l’Ancien Testament et leur réalisation dans le Christ.
Ne regrettons donc pas de n’avoir pas été présents aux côtés des disciples d’Emmaüs pour entendre cette inoubliable “leçon d’Écriture Sainte” donnée par le Christ et qui rendit le cœur de nos deux disciples “tout brûlant”. La Sainte Église nous monnaie cette “leçon” inouïe tout au long de l’année liturgique. Invitation, à nous faite, si nous voulons avoir le cœur “tout brûlant” de nous mettre à l’écoute aimante de la Sainte Liturgie, le vrai manuel des apôtres que nous devons être.

Le repas mystérieux.

Les yeux des deux disciples s’ouvrent et ils reconnaissent le Christ à “la fraction du pain”.

Deux explications possibles. Les commentateurs anciens et modernes étant très partagés. Ou bien, explication la plus “naturelle” (mais justement n’est-elle pas un peu trop naturelle ?), les deux disciples ont reconnu le Seigneur à une certaine manière qui lui était propre de bénir et de rompre le pain comme le faisait tout père de famille juive au début d’un repas quel qu’il soit.

Ou bien, explication plus difficile mais qui nous semble plus profonde et plus explicative, ne s’agit-il pas de l’Eucharistie ? Les explications du Seigneur sur le Mystère pascal, en route, étant comme l’Avant Messe de notre Liturgie. Et ensuite le Seigneur se donnant réellement dans le Sacrement de son Corps et de son Sang. Les difficultés que l’on oppose à cette deuxième explication ne nous semblent pas d’un grand poids. Aussi nous rangeons-nous volontiers à l’avis de saint Augustin, de l’Imitation du Christ (IV-XIX), de Dom Guéranger (Année Liturgique au Lundi de Pâques), du Bienheureux Cardinal Schuster (Liber sacramentorum – IV, p. 99) et de notre Saint Père le Pape dans son livre : “La Célébration de la Foi”.

Citons seulement Dom Guéranger qui est on ne peut plus clair :

« En ces jours où les efforts du chrétien pour sa régénération sont payés par l’honneur de s’asseoir, avec la robe nuptiale, à la table du festin du Christ, nous ne manquerons pas de remarquer que ce fut au moment de la fraction du pain que les yeux des deux disciples s’ouvrirent, et qu’ils reconnurent leur maître. La nourriture céleste, dont toute la vertu procède de la parole du Christ, donne la lumière aux âmes ; et elles voient alors ce qu’elles ne voyaient pas avant de s’être nourries. Il en sera ainsi de nous, par l’effet merveilleux du divin sacrement de la Pâque ».

La grande leçon à tirer de ce magnifique épisode d’Emmaüs est que nous ne pourrons être de véritables apôtres ayant une vraie efficacité surnaturelle que si la Sainte Liturgie nous imprègne par son enseignement et plus encore par les Mystères Sacramentels qu’elle nous communique.

Abbaye Notre-Dame de Fontgombault

Please select listing to show.