Morale naturelle et morale chrétienne

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« La loi a été donnée pour que l’on demande la grâce et la grâce a été donnée pour que l’on remplisse les obligations de la loi. »

Saint Augustin

Loi ancienne et loi de la Nouvelle Alliance

« Et voici qu’un homme s’approche et Lui dit : “Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? ».
Le dialogue de Jésus avec le jeune homme riche (Mat 19-16,21) peut constituer, écrit Jean-Paul II (1) une trame utile pour réentendre, de manière vivante et directe, l’enseignement moral de Jésus. On notera que le Christ répond en deux temps à la question qui lui est posée : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » ; puis : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux, puis viens et suis-moi ». En réfléchissant à chacune de ces réponses, nous voulons montrer qu’elles ne sont pas juxtaposées mais que la seconde vient “accomplir” la première. Nous devrons préciser ce qu’il faut entendre par “accomplissement”.

LA MORALE NATURELLE
L’homme, intelligent et libre, dirige lui-même ses activités. Est-ce dire qu’il n’est soumis à aucune loi qui résulte de sa nature, ordonne ses actes ? Non, chacun peut en effet constater que certains actes l’améliorent et le perfectionnent, que d’autres le dégradent. L’homme ne tend donc pas vers son bien par n’importe quelle voie, mais en se conformant à une loi : la loi morale. Loi qu’il est capable de découvrir par son intelligence. « L’homme ne se perfectionne, ne devient meilleur qu’en se soumettant… La soumission est la loi de son enrichissement » (2)

Cette nécessaire docilité à la réalité qu’est sa nature résulte de ce que l’homme est une créature. L’homme ne s’est pas fait lui-même ; il est tel que Dieu l’a fait. Mais Dieu n’a pas besoin des créatures, la création est un acte de pur don, de pure générosité et donc de pur amour. Et donc « La dépendance de notre existence et de notre bien par rapport à l’Amour créateur de Dieu nous fait comprendre pourquoi l’homme ne trouve son bien qu’en conformant son action à une loi qui ne dépend pas de lui et à laquelle sa liberté doit se soumettre » (3)

C’est dans cette acceptation de la loi que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. La loi protège et promeut la liberté (VS, 35). Elle n’est pas une contrainte qui serait imposée de l’extérieur à notre nature ; elle est le chemin du bien de l’homme. « On caricature Dieu en le représentant comme une sorte de tyran dont le caprice nous imposerait un règlement de vie contrariant nos aspirations : la loi morale ne vient pas de Dieu (pas plus bien sûr que de l’Église, et c’est pourquoi elle ne
change jamais) en ce sens que Dieu l’imposerait de l’extérieur à notre nature, mais elle vient de Dieu en ce sens qu’elle vient de notre nature dont Dieu est l’auteur et que la perfection pour laquelle nous sommes faits est un don de Dieu en vue duquel Il a disposé notre nature selon certaines lois » (4)

« Le Créateur du monde a inscrit l’ordre au plus intime des hommes : ordre que la conscience révèle et leur enjoint de respecter : “Ils montrent, gravé dans leur cœur, le contenu même de la loi tandis que leur conscience y ajoute son témoignage” (épîtres aux Romains II, 15). Les normes de la conduite des hommes… il faut les chercher là où Dieu les a inscrites, à savoir dans la nature humaine. Ce sont elles qui indiquent clairement leur conduite aux hommes (Jean XXIII, Pacem in terris, 6, 8-9).
On peut retenir, pour la loi naturelle, la définition de Pie XI : «Loi non écrite, mais inscrite de la main même du Créateur sur les tables du cœur humain et où la saine raison peut lire quand elle n’est pas aveuglée par le péché ou la passion».
« La loi naturelle n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu ; par elle nous connaissons ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Cette lumière ou cette loi, Dieu l’a donnée à la création » (V. S., 12, citant St Thomas d’Aquin).
Cette loi est dite naturelle parce que la raison qui l’édicte appartient en propre à la nature humaine. Elle est universelle en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes. Elle est immuable et permanente.

Bien que la raison humaine aie le pouvoir de découvrir et de comprendre par ses propres forces les vérités de la loi naturelle et parmi ces vérités de s’élever jusqu’à une vraie connaissance d’un Dieu personnel, toutefois, en raison du péché originel et des passions qui risquent toujours d’obscurcir la raison et d’empêcher les hommes de voir clair et de juger avec certitude sans se
tromper, le concile Vatican I a défini que même pour ces vérités de raison, la Révélation était moralement nécessaire dans l’état actuel du genre humain ainsi que l’enseignement authentique par l’Église.
La Révélation confirme la loi naturelle. Elle la dépasse aussi, l’approfondit. Après avoir rappelé que cette lumière et cette loi, Dieu les avait données dans la création, Jean-Paul II (VS 12) ajoute : « Il les a données ensuite au cours de l’histoire d’Israël, en particulier dans les dix paroles, c’està-dire les commandements du Sinaï ». La loi naturelle est ainsi exposée en ses principaux préceptes dans le Décalogue. La loi de Moïse, ou “loi ancienne”, déclare et authentifie à l’intérieur de l’alliance
du salut, les vérités naturellement accessibles à la raison (Catéchisme de l’Église catholique, 1961).

LA MORALE CHRÉTIENNE
De la nature humaine est donc issue une morale orientant la vie humaine vers notre perfection d’hommes. Mais nous savons, par la Foi, que, par la grâce de Dieu, l’homme dès l’origine s’est vu proposer comme fin de son existence l’intimité avec Dieu. Il est destiné à la vie éternelle, qui est la perfection de sa vie d’enfant de Dieu et la plénitude de la vie de Dieu en lui. D’où une
morale nouvelle orientant toute la vie humaine vers la vie éternelle. La morale chrétienne consiste à faire ce qu’il faut pour parvenir à la vie éternelle.

« Sur le fondement de la grâce, de la foi, de l’espérance et de la charité, se développe pour l’homme toute une
vie morale nouvelle, une vie morale surnaturelle reposant sur la connaissance que nous avons par la foi de notre vraie
destinée » (5)

Cette morale chrétienne ne supprime en rien la loi morale naturelle. L’ordre naturel n’est pas détruit mais surélevé par cette destinée surnaturelle. La nature subsiste avec ses droits, ses exigences. La grâce se greffe sur cette nature pour prolonger toutes ses perspectives jusqu’à Dieu surnaturellement connu et aimé. La grâce “réordonne” la nature ; par la grâce, la nature se
trouve en quelque sorte transfigurée.
Que l’homme soit appelé à l’ordre surnaturel ne change pas l’obligation naturelle de tout ordonner à la gloire de Dieu, principe que la raison peut découvrir, mais la perspective est ainsi comme prolongée à l’infini. L’ordre humain se trouve imprégné en même temps que régénéré et surélevé par la grâce. La grâce restaure la nature blessée et l’élève à l’ordre surnaturel.

Il n’y a rien dans la morale naturelle qui ne soit ainsi imprégné par la morale surnaturelle. Prenons quelques exemples :
En morale naturelle, il y a une humilité, mesurée par la vérité, sur nos limites. En morale surnaturelle, se greffe sur cette humilité un projet beaucoup plus vaste : « Rendez tout à Dieu, sans qui l’homme n’a rien ». « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » (1, Cor. 4,7). « Ce n’est pas assez d’être petit devant Dieu ; il faut n’y être rien ; c’est là le fondement sur quoi Il édifie » (Sainte Chantal).
En morale naturelle, il y a une vertu de religion qui comporte la prière à certains instants et notamment la sanctification du jour du Seigneur. En morale surnaturelle, la prière exige beaucoup plus que ces instants : « Il faut toujours prier ». « Demeurez dans la prière… ». Vivre de la vie surnaturelle c’est vivre dans le regard intérieur de connaissance et d’amour dirigé vers Dieu.
Tous les commandements ont pour objet la justice naturelle et ils ont l’amour pour but. Ils sont destinés aux deux préceptes de la charité surnaturelle : amour de Dieu et celui du prochain.
« Le vouloir de la vie éternelle s’identifie en définitive avec la charité : qui a la charité veut la vie de Dieu en plénitude, donc veut la vie éternelle ; qui veut la vie éternelle veut Dieu possédé en Lui-même, donc la charité. La règle et l’essence de la morale chrétienne c’est la charité » (6)

LOI ANCIENNE ET LOI NOUVELLE
Nous devons ici reprendre les grands traits de l’histoire du salut. Dieu s’est choisi Israël comme son peuple et lui a révélé sa loi, préparant ainsi la venue du Christ.
Le péché originel avait blessé, sans la détruire, la nature humaine, et l’homme a gardé, gravé en son cœur, même s’il ne parvenait plus à y lire avec tout l’éclairage nécessaire, les éléments de cette loi, inscrite dans l’acte même de la création. La loi de Moïse vient au secours des insuffisances de la raison. Selon la tradition chrétienne, cette “loi ancienne”, sainte, spirituelle et bonne (épître aux Romains) est encore imparfaite. Elle est le premier état de la loi révélée. Elle est une lumière offerte à la conscience de tout homme pour lui manifester l’appel et les voies de Dieu et le protéger contre le mal. Mais elle ne donne pas de soi la force, la grâce de l’Esprit pour l’accomplir. A cause du péché qu’elle ne peut enlever, elle reste une loi de servitude. Elle est la première étape sur le chemin du Royaume. Elle est une préparation à l’Évangile.
La loi évangélique, loi nouvelle, œuvre du Christ, est la perfection ici-bas de la loi divine, naturelle et révélée. Elle s’exprime particulièrement dans le sermon sur la Montagne. Elle est aussi l’œuvre de l’Esprit-Saint et par Lui, elle devient loi intérieure de la charité.

C’est en ce sens que la loi évangélique “accomplit”, affine, dépasse et mène à sa perfection la loi ancienne. Dans les Béatitudes, elle accomplit les promesses divines en les élevant et en les ordonnant au Royaume des cieux. Elle accomplit les commandements, en dégage les virtualités cachées, en fait surgir de nouvelles exigences, en réveille toute la vérité divine et humaine. Le Sermon sur la montagne n’abolit aucun des préceptes de la loi ancienne, et n’ajoute pas de préceptes extérieurs nouveaux, mais il va jusqu’à reformer la racine de ces actes. « Je ne suis pas venu abolir mais accomplir ». Le Christ porte à leur accomplissement les commandements de Dieu, en particulier le commandement de l’amour du prochain en intériorisant et en radicalisant ses exigences » (V. S., 15). Le Christ montre que les commandements ne sont pas des limites minimales mais des routes ouvertes vers la perfection. « Vous avez entendu qu’il a été dit : “Tu ne tueras point”… Eh bien, moi je vous dis : “quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal… Vous avez entendu qu’il a été dit : “tu ne commettras pas l’adultère” ; eh bien moi je vous dis : “quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son cœur l’adultère ».
Le Christ est non seulement le véritable interprète de la loi, Il en est l’achèvement. Il est celui qui fait la volonté du Père, la réalise jusqu’au bout dans son existence humaine. Il vit chaque parole qui sort de la bouche du Père. Et par les mérites de la Croix, Il nous ouvre la possibilité d’accomplir les exigences de la loi.

DÉCALOGUE ET BÉATITUDES
Toute la cohérence catholique est dans cet “accomplissement”, dans cette relation du Décalogue et des Béatitudes. Les Béatitudes n’ont pas pour objet propre des normes particulières de comportement, mais elles évoquent des attitudes et des dispositions fondamentales de l’existence et donc ne coïncident pas exactement avec les commandements. Mais il n’y a pas de
séparation. Le Discours sur la montagne commence par la proclamation des Béatitudes, mais renferme aussi la référence aux Commandements (Mt 5, 20-48) (V. S., 16).
Si dans la réflexion théologique et morale, on a pris l’habitude de distinguer la loi de Dieu révélée de la loi naturelle et dans l’économie du salut, la loi ancienne de la loi nouvelle, on ne peut oublier que ces distinctions utiles se réfèrent toujours
à la loi dont l’auteur est le Dieu unique Lui-même (V. S., 45).
« La loi a été donnée pour que l’on demande la grâce et la grâce a été donnée pour que l’on remplisse les obligations de la loi » (St Augustin, V. S. 23).

ACTION FAMILIALE ET SCOLAIRE

Notes

  1. Veritatis Splendor, 6. Dans la suite du texte, les références à Veritatis Splendor seront repérées par les initiales V. S.
  2. Jean Daujat, Connaître le christianisme, chapitre L’ordre naturel.
  3. idem, p. 35.
  4. Idem.
  5. Jean Daujat, opus cité, chapitre « Ordre surnaturel », p. 58.
  6. Jean Daujat, opus cité, page 59.
  7. Cf. le Catéchisme de l’Église catholique,1961 à 1974 (CEC) ; nous en citons ici de larges extraits.
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