Français et catholiques

Jacques Trémolet de Villers

Jacques Trémolet de Villers dans "Présent"

Lu, dans l’excellent Bulletin de liaison du Cabinet Lépine, cet extrait de l’entretien donné par Monseigneur Grégoire Ghabroyan, évêque des Arméniens catholiques de France :
- Quel est le lien des chrétiens arméniens de France avec leur pays d’origine ? — Leur identité nationale est très forte : ils sont d’abord arméniens avant d’être catholiques. Nous restons très attachés à notre histoire, à notre culture. Jean-Paul II m’avait dit : « Dites-leur de rester arméniens pour rester chrétiens. »
Je n’invente rien. Vous pouvez lire l’entretien entier sur www.lacroix.com.
De Jean-Paul II, cette réflexion n’est pas étonnante, lui qui écrivait « je suis le fils d’une nation… » et tout le livre-testament Mémoire et Identité est un hymne à sa patrie polonaise. Pourtant qu’y a-t-il apparemment de plus « détaché » des réalités nationales qu’un évêque qui devient pape, perd son nom – de Karol Wojtyla, il devint Jean-Paul II –, sa langue – du polonais au latin et à l’italien –, son territoire – de Cracovie à Rome… – et, Père de l’Eglise Universelle, se fait serviteur des serviteurs de Dieu… et pourtant cet exemple manifeste clairement que là où de fausses raisons instaurent une prétendue dialectique, la réalité manifeste qu’il existe une unité supérieure… où, plus on est Polonais, et plus on est chrétien, plus on reste Arménien et plus on reste chrétien… et les Français ? Où est le cardinal, l’évêque, qui, aujourd’hui, nous dira : Restez Français ! Soyez Français par toutes les fibres de votre être ! Prenez conscience de la richesse quasi infinie du « trésor de l’âme française » – comme disait Jean-Paul II dans la plaine de Reims, le 22 septembre 1996 pour le quinzième centenaire du baptême de Clovis… Un tel propos passerait pour insupportablement nationaliste, suspect de la pire hérésie qui soit, celle qui prospère sur les « blocages politico-religieux », en voulant, dans la lignée de l’homme qu’il ne faut pas citer – je veux parler de Charles Maurras – utiliser la religion comme une arme politique… Quelle misère ! Qui nous libérera de ces interdits, de ces tabous, dont les nations qui ont souffert, sont par leur souffrance même, libérées ! La Pologne, l’Arménie, le Liban… pourtant qui dirait que dans ces nations, comme chez nous, l’héritage est sans ombre, sans crime et sans bavure ? Pourquoi ce droit nous est-il refusé par la majorité (immense majorité) des hommes d’Eglise ?
La vérité est que la France fait peur, et, paradoxe dans le paradoxe, elle ne fait pas peur par la partie de son histoire qui, légitimement, pourrait effrayer les ecclésiastiques. Ce ne sont ni Robespierre, ni Danton, ni Voltaire, ni Condorcet, ni Diderot, ni la Déclaration des droits de l’homme et la philosophie des Lumières qui inquiètent. Au contraire, jusqu’au sommet, on s’évertue, avec force confusion de l’intelligence et force oubli du détail de l’histoire, de se convaincre qu’en réalité il n’y a là que des « idées chrétiennes devenues folles » comme disait Chesterton, mais, à la différence du sage britannique, la formule se fait plutôt conciliante, Liberté-Egalité-Fraternité, c’est à nous, comme la démocratie et la Déclaration des Droits de l’homme… non ce n’est pas cette France-là qui fait peur, c’est l’autre, la France de toujours, le Royaume de France, la France née du baptême du premier de nos rois, la France catholique, de Jeanne d’Arc et de saint Louis, de Marguerite-Marie et de Charette, des martyrs de Vendée, de Lyon, du Gévaudan, du Midi Blanc, la France de Péguy et de Maurras, la France, quoi !
Il faut reconnaître que, pour être chrétienne et catholique, et sainte, elle n’est pas très cléricale, cette France, en tout cas, elle n’aime pas le cléricalisme, et elle est même la première à avoir inventé la laïcité, la vraie, la seule vraie, celle qui veut que le pouvoir temporel chrétien soit exercé par le laïcat chrétien, et par un laïcat qui, pour respectueux qu’il soit du pouvoir spirituel, n’en affirme pas moins sa distinction, et, s’il le faut, son indépendance. Si je dois m’efforcer que ma famille vive de la vie sacramentelle et puise son unité et sa force dans la fréquentation de ces sacrements, le curé, ou le vicaire, ou le chapelain, ou le directeur de conscience n’est pas, chez moi, le père ou la mère de famille. Si mon entreprise essaie de mettre en pratique les conseils précieux réunis dans ce qu’on appelle la doctrine sociale de l’Eglise, le vicaire, ni le chapelain, ni l’expert jésuite ou dominicain de ces hautes questions n’est le chef d’entreprise… et, de même, et encore plus, au sommet de l’Etat. Le Roi Très Chrétien pouvait s’appeler Philippe V le Bel, faire juger et condamner les Templiers et affronter le pape jusqu’à, parfois dépasser les bornes. L’histoire de l’humanité des origines à nos jours est l’histoire de la lutte entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel… pourrait-on écrire en paraphrasant Karl Marx, et dans cette lutte qui est aussi une histoire d’amour, le point d’harmonie, comme dans la chronique des amours humaines, est un chef-d’œuvre rarement atteint et toujours en péril. Mais sa recherche est la seule vraie recherche de science politique, car de cette harmonie dépend le salut des sociétés et le bonheur temporel des hommes, sans parler de l’autre, le salut éternel, auquel il conduit et qui est la référence commune aux deux pouvoirs.
Quand ces notions ont apparemment disparu, et qu’il n’est plus question que de connivence, d’équilibre, de laïcité apaisée, comme dans les couples où le divorce heureux, la séparation dans la sérénité succèdent à la violence du conflit conjugal, en réalité, c’est que le mensonge hypocrite a triomphé, car la lutte demeure, sournoise, clandestine, mais d’autant plus âpre. Qui peut prétendre administrer les choses sans gouverner les hommes et gouverner les hommes sans dominer leurs esprits ?
La République, prétendument laïque, a érigé son laïcisme en véritable pouvoir spirituel, dominant l’éducation des enfants, comme jamais, dans l’histoire, aucun pouvoir spirituel n’a prétendu le faire, dominant la culture – elle a même, inventé un ministère de la Culture, comme si on pouvait administrer la culture ! Elle a des « Maisons de la Culture » dont son prophète André Malraux disait qu’elles devraient devenir « les cathédrales du monde moderne »… tout cela a beaucoup vieilli, mais l’esprit est resté, et, pour avoir pris d’autres formes, il a toujours son clergé, ses rites, ses congrégations, ses maisons et ses couvents. La franc-maçonnerie n’est qu’un pouvoir spirituel, ô combien incarné dans le temporel, sous toutes ses formes étatiques ou économiques, sociales et culturelles.

La question n’est donc pas de savoir s’il y a un pouvoir spirituel, car il y en a toujours un, mais quel est ce pouvoir ?

Et le mystère ressurgit : pourquoi le pouvoir spirituel chrétien, pourquoi le clergé catholique français, dans sa grande majorité, ne dit-il pas aux laïcs français, « nous sommes Français avant d’être catholiques. Restons très attachés à notre histoire, à notre culture. Restons Français pour rester chrétiens ! »
Quel danger y aurait-il ? La France est née de son baptême. Se reconnaître français, c’est être le fils d’une nation née d’un baptême catholique… c’est être d’Eglise, d’une terre chrétienne, d’une histoire chrétienne, d’un peuple chrétien, d’un royaume chrétien… où est le problème ?
Le problème est que, depuis plus de mille ans, cette « nation petite en nombre, mais brave, et forte » est signe de contradiction. Comme Israël en d’autres temps, elle exaspère. Sa vocation unique dans l’histoire, la vocation de « terminer les invasions, continuer les Romains et commencer la gloire temporelle du christianisme » (Ozanam), en fait un sujet d’admiration, de vénération et d’amour, comme un objet d’envie, de haine, de jalousie. Il lui est arrivé, il faut le reconnaître, de faire sonner un peu trop haut sa gloire, et, du même coup d’humilier un peu trop fortement ses voisins. Il n’est que de regarder le Salon de la Guerre et le Salon de la Paix, au Château de Versailles, et, au milieu, la Galerie des glaces et les thèmes de ses plafonds. Mais souffrante ou glorieuse, humiliée ou victorieuse, elle n’en continue pas moins à être « la fille aînée ». Alors ! Oubli ? Mépris ? Ignorance ? Peur ? Probablement un peu de tout cela, avec un fond irréductible de cléricalisme, au sens profond et essentiel du mot… Il faut bien reconnaître que Jeanne, pour les clercs, les évêques catholiques, les grands inquisiteurs et les docteurs en Sorbonne, c’est une pierre de contradiction difficile à placer dans l’édifice clérical… et Jeanne, à elle seule, c’est toute la France.

Jeanne, et celui pour qui elle est venue, en France, son gentil Roi
deux laïcs, chrétiens, tenant le glaive et gagnant
les batailles, Jeanne la victorieuse, et Charles le victorieux,
des chrétiens victorieux !
des saints qui réussissent !
Insupportable… vous dis-je !

JACQUES TREMOLET DE VILLERS

Article extrait du n° 7475 du mercredi 16 novembre 2011