Benoît XVI parle de Vatican II

Un testament et une feuille de route

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Un article de Jeanne Smits


L’annonce de la renonciation de Benoît XVI était encore toute fraîche lorsqu’il a, pour la dernière fois, rencontré le clergé de Rome. Ses paroles à cette occasion résonnent – forcément – comme une sorte de testament. Ce furent les dernières recommandations d’un père qui s’en va à ceux qui ont à exercer ici et maintenant le ministère sacerdotal, et leur portée dépassaient de très loin le diocèse de Rome. Le pape gouverne et instruit l’Eglise universelle.
On a dit que ce sont les prêtres qui ont demandé au Souverain Pontife de s’exprimer sur ses souvenirs personnels à propos de Vatican II, où il avait officié comme expert. C’est possible. Ce qui est sûr, c’est que Benoît XVI a saisi l’occasion pour parler une nouvelle fois, et sous un autre angle, de l’« herméneutique de la continuité », en dressant un portrait subtil mais sans concessions de ce qu’il convient de recevoir et retenir du Concile en ce qui concerne la liturgie, la collégialité, l’exégèse, l’œcuménisme, la liberté religieuse – bref, tous les sujets qui fâchent.
A l’heure où les pourparlers de la Fraternité semblent devoir capoter – en tout cas le P. Lombardi, porte-parole du Vatican, a déclaré ce jeudi que le pape avait déjà transmis le dossier à son futur successeur, vrai ou faux ? – le fait d’avoir soulevé précisément ces points prend des allures d’appel. Disons-le tout de suite, Benoît XVI ne renie pas le Concile, le pourrait-il ? Mais il s’est autorisé des libertés qui ouvrent le champ à de vrais espoirs.
C’était une causerie plus qu’une conférence : 35 minutes de libres propos et souvenirs, mais ils étaient remarquablement structurés et leur développement aboutit à une sorte de paroxysme avec cette conclusion : « Nous savons combien ce Concile des médias fut accessible à tous. Donc, c’était celui qui dominait, le plus efficace, et il a créé tant de calamités, tant de problèmes, réellement tant de misères : séminaires fermés, couvents fermés, liturgie banalisée… et le vrai Concile a eu de la difficulté à se concrétiser, à se réaliser ; le Concile virtuel était plus fort que le Concile réel. »
Calamités, misères, chute des vocations, saccage de la liturgie : Benoît XVI, en un moment aussi solennel, y est allé fort. « Ces traductions, ces banalisations de l’idée du Concile ont été virulentes dans la pratique de l’application de la Réforme liturgique », disait-il. Il n’y a plus de périphrases, plus d’expressions prudentes, de « parfois »… Le « Concile des médias », que le pape attribue à la présentation et à l’exploitation du Concile par la presse, est celui qui a réussi à s’imposer. Benoît XVI l’oppose à celui des « pères conciliaires ». Ce Concile des médias est extérieur « à sa propre clef, celle de la foi », dans tous les domaines.
Cette indulgence à l’égard des pères conciliaires, qui étaient pourtant aux premières loges lorsque le Concile et ses réformes ont été appliqués, fait vaguement penser au manteau de Noé. Ou bien s’explique par l’enthousiasme d’un jeune « expert » nommé Ratzinger, qui n’aurait alors pas compris à quel point le vent soufflait à la tempête contre tout ce qui relevait de l’interprétation traditionnelle… Soit. L’important, aujourd’hui, est de trouver un moyen d’en sortir, et le fait que Benoît XVI date la juste interprétation d’une date très récente devrait faire réfléchir : « Il me semble que, 50 ans après le Concile, nous voyons comment ce Concile virtuel se brise, se perd, et le vrai Concile apparaît avec toute sa force spirituelle. » Le vrai travail sur Vatican II est donc devant nous, et Benoît XVI veut qu’il survive à son impulsion, à son pontificat.
Cela est d’autant plus frappant que le portrait dressé par Benoît XVI est celui d’une Eglise « encore assez robuste en ce temps-là, la pratique dominicale encore bonne, les vocations au sacerdoce et à la vie religieuse étaient déjà un peu réduites, mais encore suffisantes. Toutefois, on sentait que l’Eglise n’avançait pas, se réduisait… »
L’intérêt du Concile pour la liturgie, au point d’en avoir constitué le premier sujet, la première partie ? « Je trouve maintenant, rétrospectivement, qu’il a été très bon de commencer par la liturgie, ainsi apparaît le primat de Dieu, le primat de l’adoration. » Mais « l’intelligibilité » qui devait permettre la « participation » n’a pas eu les effets escomptés : ces « principes mal compris », assure Benoît XVI, ont cédé la place à la « banalité », notamment en raison d’une « formation permanente du peuple chrétien » : « Seule une formation permanente du cœur et de l’esprit peut réellement créer l’intelligibilité et une participation qui soit plus qu’une activité extérieure, qui soit une entrée de la personne, de mon être, dans la communion de l’Eglise et ainsi dans la communion avec le Christ. »
« Rendez-nous la messe », disait alors Jean Madiran, « rendez-nous le catéchisme » : c’est qu’alors et encore aujourd’hui ce n’était pas tant la formation permanente qui faisait défaut, mais l’initiation chrétienne elle-même. « Rendez-nous l’écriture », ajoutait-il, thème sur lequel Benoît XVI s’est exprimé en dénonçant une exégèse coupée de la Tradition de l’Eglise.
« Quelle liberté ont les exégètes ? Comment bien lire l’Ecriture ? Que veut dire Tradition ? C’était une bataille pluridimensionnelle que je ne peux pas présenter maintenant, mais l’important est que l’Ecriture est certainement la Parole de Dieu et que l’Eglise est sous l’Ecriture, elle obéit à la Parole de Dieu, et elle ne situe pas au-dessus de l’Ecriture. Et pourtant, l’Ecriture est Ecriture seulement parce qu’il y a l’Eglise vivante, son sujet vivant ; sans le sujet vivant qu’est l’Eglise, l’Ecriture n’est qu’un livre et elle ouvre, s’ouvre à diverses interprétations et elle ne donne pas un ultime éclairage. »
Benoît XVI rappelle alors comment son prédécesseur avait alors exigé qu’une phrase soit insérée dans le texte sur la Révélation, il avait proposé 14 formules dont il faudrait choisir l’une. « Je me souviens, plus ou moins, de la formule “non omnis certitudo de veritatibus fidei potest sumi ex Sacra Scriptura”, c’est-à-dire que la certitude de l’Eglise sur la foi ne naît pas seulement d’un livre isolé, mais elle a besoin du sujet Eglise éclairé, porté par l’Esprit Saint. C’est seulement ainsi que l’Ecriture parle ensuite et a toute son autorité. Cette phase que nous avons choisie à la Commission doctrinale, l’une des 14 formulations, est décisive, je dirais, pour montrer l’indispensabilité, la nécessité de l’Eglise, et pour comprendre ainsi ce que veut dire Tradition, le Corps vivant dans lequel vit cette Parole depuis les débuts et dont elle reçoit sa lumière, dans lequel elle est née. »
A propos de la liberté religieuse, Benoît XVI a insisté plusieurs fois sur le refus du relativisme religieux : « Il n’est pas possible, pour un croyant, de penser que les religions sont toutes des variations sur un thème. Non, il y a une réalité du Dieu vivant qui a parlé, et c’est un Dieu, c’est un Dieu incarné, donc une Parole de Dieu, qui est réellement Parole de Dieu. Mais il y a l’expérience religieuse, avec une certaine lumière humaine de la création, et donc il est nécessaire et possible d’entrer en dialogue, et ainsi de s’ouvrir l’un à l’autre et de s’ouvrir tous à la paix de Dieu, de tous ses enfants, de toute sa famille. » Sachant que « dans cette unicité de la Révélation de Dieu », c’est « la lumière de l’Esprit Saint, qui éclaire et conduit au Christ ».
Et quel est donc selon Benoît XVI l’apport du Concile, ce qui fait qu’il en espère désormais, dès lors qu’il redeviendra le Concile de la foi, pour rester dans la logique du Saint-Père ? La notion de communion, développée dans la suite de la pensée et de l’enseignement de Pie XII sur le Corps mystique, Mystici Corporis. On devine l’irritation du pape contre une édulcoration de ce message : « “mystique” serait trop spirituel, trop exclusif ; on avait alors mis en jeu le concept de “Peuple de Dieu” » : là encore, Benoît XVI pointe les dérives qui en ont fait un instrument au service d’une sorte de démocratisation de l’Eglise à travers un partage de pouvoir, alors qu’il s’agit de voir le Peuple de Dieu le Père, le Corps du Christ, le Temple de l’Esprit Saint dans la famille qui se constitue « seulement à travers la christologie », la communion avec le Fils.
Avec douceur et subtilité, mais avec cette pensée vigoureuse qui caractérise encore le vieil homme qui dépose sa charge de gouvernement devenue, en conscience pour lui, impossible à exercer selon la volonté divine, Benoît XVI a tracé une route. Il y a dressé, d’une manière qui lui est plus inhabituelle, des panneaux de danger bien rouges. Il n’est pas certain que son expression satisfasse les catholiques qui avaient deviné et prévu ces dérives, ces calamités, ces misères dès le début, ni ceux qui les ont suivis en vivant avec cette blessure. Il y a pourtant dans ce testament de Benoît XVI une véritable liberté de ton et de critique qui ne cherche qu’à servir le bien de l’Eglise.
Et des « testaments » de cette sorte, il y en aura peut-être un autre, ou d’autres, d’ici au 28 février.

JEANNE SMITS

"Présent" - n°7799 en date du 23 février 2013